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point de départ une décision judiciaire refusant une indemnité à un garçon boucher blessé en conduisant une voiture appartenant à son maître, et dont les roues avaient cédé sous une charge excessive. Lord Abinger décida que le garçon, ayant été blessé dans l’exécution d’une tâche qui faisait partie de son emploi, n’avait aucun recours contre son maître. Des décisions semblables suivirent, s’appuyant toutes sur ce motif que l’employé ou l’ouvrier, en traitant avec le patron et en tombant d’accord sur un salaire déterminé, accepte à l’avance les chances bonnes et mauvaises de l’ouvrage qu’il s’engage à accomplir, en un mot que les risques à courir sont un des élémens de la détermination du salaire. Par voie de conséquence, d’autres magistrats ont jugé que, lorsque des ouvriers exécutent un travail ou une tâche en commun, les accidens qui peuvent résulter de la faute ou de la négligence d’un contre-maître ne donnent ouverture contre le patron à aucune demande d’indemnité. Chaque décision nouvelle de la magistrature devenant à son tour un précédent pour d’autres arrêts, on peut dire que la responsabilité des patrons à l’égard de leurs ouvriers était limitée aux actes personnels et directs du maître, c’est-à-dire que, dans la pratique, elle avait complètement disparu. Un tel état de choses provoquait de la part des ouvriers des plaintes légitimes ; les associations ouvrières en faisaient l’objet de pétitions aux pouvoirs publics ; un arrêt de 1877, qui avait refusé une indemnité aux familles de mineurs tués ou blessés par la rupture d’un appareil mal construit, avait ému l’opinion et démontré l’injustice de la jurisprudence qui s’était introduite dans les tribunaux. Cette question avait été débattue pendant deux sessions consécutives, et le dernier cabinet conservateur s’était engagé à la résoudre dans le sens d’une réforme. Le cabinet libéral ne pouvait faire moins que ses devanciers, et l’initiative qu’il prenait n’avait rien d’imprévu. Néanmoins la loi donna lieu aux plus vives discussions ; les propriétaires de mines, les grands industriels, les entrepreneurs de travaux publics, les administrateurs de chemins de fer étaient nombreux au sein de la chambre des communes, et ils défendirent énergiquement une jurisprudence qui leur était profitable. Ce n’était point une tâche facile que de déterminer avec une clarté et une précision suffisantes les conditions de la responsabilité, les cas où elle serait encourue et l’étendue que les tribunaux devaient lui donner. M. Knowles et d’autres grands industriels prétendirent que la véritable solution de la question était de rendre obligatoire l’assurance contre les accidens, dût-on astreindre les patrons à contribuer pour une part au paiement des primes d’assurance ; ce système reçut l’appui de quelques sommités judiciaires, et notamment de lord Shand, qui se déclara partisan de la création, avec l’assistance du