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toute la terre russe que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet (lilchnaia vlast), et la commune rurale à l’extrémité opposée ; mais ces deux forces au lieu d’être réunies sont, au contraire, séparées par toutes les couches intermédiaires. Cet inepte milieu (srèda), dépourvu de toute racine, dans le peuple et, durant des siècles cramponné à la cime, commence à faire, le brave et se met à se cabrer insolemment sous la main de son propre, de son unique soutien (témoin les assemblées de la noblesse, les universités, la presse, etc.) Ses accens criards effraient en vain le pouvoir et irritent les masses. Le pouvoir recule, fait concession sur concession, sans aucun profit pour la société, qui le taquine pour le plaisir de taquiner. Mais cela ne saurait durer longtemps, autrement on ne pourrait éviter le rapprochement des deux extrémités, — de l’autorité suprême et du bas peuple, — rapprochement dans lequel tout ce qui est entre serait aplati et broyé, et ce qui est entre comprend toute la Russie lettrée, toute notre culture. Un bel avenir en vérité ! Ajoutez à tout cela la stagnation. générale, le dépérissement, et cela à la lettre, de tout notre midi qui, faute de voies de communication, faute de capitaux et d’esprit d’entreprise, grâce en particulier à l’insoutenable concurrence de la Hongrie et des Principautés Danubiennes, s’appauvrit et s’étiole de jour en jour. Ajoutez la propagande polonaise, qui a pénétré partout et qui, dans les cinq dernières années, a fait d’immenses progrès, surtout en Podolie. Ajoutez enfin la propagande d’incrédulité et de matérialisme qui s’est emparée de tous nos établissemens d’instruction, supérieure, moyenne et en partie même inférieure, et le tableau sera complet… »

Le tableau, on le voit, n’était pas consolant, et ce qu’il y avait de plus triste, c’est que les ombres opaques et la manière noire, parfois affectionnée de Samarine, pouvaient alors sembler en harmonie avec le sujet. Les événemens et l’agitation des esprits encourageaient les plus sinistres prophéties. A Saint-Pétersbourg, se succédaient de turbulentes manifestations d’étudians que le pouvoir redoutait et poursuivait comme des émeutes. A Vilna, à Varsovie, on entendait les premiers grondemens de la funeste insurrection qui allait éclater en 1863. Incertain et vacillant dans les affaires polonaises comme dans les affaires russes, procédant d’ordinaire par bonds et par saccades, le gouvernement de Saint-Pétersbourg penchait un jour pour les concessions, un jour pour la rigueur, sans savoir, faute d’esprit de suite, s’assurer les bénéfices d’aucun des deux systèmes.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU