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dans la foule qu’il en est mort. Je ne puis garantir le fait ; mais, s’il est vrai, il est significatif et donne beaucoup, à penser[1]. »

Le correspondant de Milutine avait raison. Le fait était caractéristique, et ce qui ne l’est pas moins, c’est que pareille aventure se soit reproduite à Moscou même en semblable occurrence, dix-huit ans plus tard, en 1878 ou 1879, lorsque des étudians moscovites tentèrent une manifestation en faveur de leurs camarades de Kief déportés par la police.

Dans une telle situation, entre la turbulence stérile ou les prétentions irréalisables des classes civilisées et l’ignorante brutalité du peuple, le pessimisme d’un penseur solitaire pouvait se donner pleine carrière. Aussi voit-on sans trop d’étonnement un des plus grands esprits de la Russie contemporaine, l’éloquent G. Samarine, qui dans ses lettres s’avouait lui-même peu enclin à l’optimisme[2], donner libre cours à sa bile ou à son humeur noire et peindre à son ami l’état de leur commune patrie avec des couleurs qui, pour être trop sombres, ne sont pas encore aujourd’hui dénuées de toute vérité.


« Juillet 1862[3].

« Votre décision de passer encore un an à l’étranger est des plus sages. Croyez-moi, Nicolas Alexèiévitch est trop grand, il dépasse la mesure voulue. Cela n’est ni un compliment, ni une phrase, mais une triste et profonde vérité vaguement ressentie de tout le monde.

« L’ancienne confiance en soi qui, avec toute sa stupidité, suppléait à l’énergie a disparu sans retour. Les vieux procédés de gouvernement ont été rejetés, mais la vie n’a rien créé pour mettre à la place. Au sommet, une démangeaison de légiférer doublée d’un défaut de talens inouï et sans pareil ; du côté de la société, une mollesse, une paresse chronique, une absence de toute initiative avec une envie de jour en jour plus marquée de taquiner impunément le pouvoir. Aujourd’hui comme il y a deux cents ans, il n’y a sur

  1. Un autre ami de Milutine, le professeur K., alors de passage à Carlsruhe, lui envoyait quelques mois plus tard des renseignemens analogues sur Saint-Pétersbourg. « La haine du peuple pour les étudians croit de jour en jour, lui écrivait-il. La société de secours aux gens de lettres a été obligée de commander deux cents habits civils pour les étudians pauvres afin qu’ils ne fassent pas reconnus à leur uniforme et battus dans les rues. » (Lettre de Carlsruhe du 13/25 juillet 1862.)
  2. Lettre du 17 août 1862, passage cité plus haut en note.
  3. Lettre de G. Samarine, sans date précise, adressée à Mme Milutine.