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nourrissaient de patriotiques illusions qu’ils devaient bientôt durement, expier.

Il n’y avait pas de complots et encore moins d’assassinats politiques, mais l’effervescence des esprits se traduisait déjà souvent au dehors. A l’inverse de ce qui s’est vu depuis, les aspirations libérales se faisaient hautement jour dans les corps constitués, dans les assemblées de la noblesse spécialement, tandis que les étudians de Pétersbourg, imitant leurs confrères du quartier latin, s’adonnaient à de fréquentes et irritantes manifestations. Le gouvernement était loin de rester inactif ; cette période troublée est celle de sa plus grande fécondité législative. Mais les lois préparées et rédigées par des commissions diverses qu’animait souvent un esprit différent, manquaient d’unité et d’harmonie. Dans toute l’administration et la machine politique on sentait le défaut de direction, le manque d’une volonté capable de tout conduire et de tout coordonner. En dépit des meilleures intentions, cette sorte d’incohérence gouvernementale, trop manifeste pour ne pas frapper les yeux, effrayait les timides, encourageait les audacieux ou les brouillons, et, dans ce pays plus que tout autre habitué à sentir la main du maître, détruisait la confiance qu’eût pu donner la grande œuvre récemment achevée.

Les lettres qu’à Rome ou à Paris il recevait de ses amis étaient faites pour consoler Milutine de n’avoir plus de place dans le gouvernement. Une chose cependant lui rendait personnellement plus pénible le désordre et le malaise que lui signalaient ses correspondans. Au moment même où, malgré quelques petites émeutes locales, l’émancipation s’accomplissait dans les campagnes avec une facilité qu’on eût à peine osé espérer d’avance, les adversaires de Milutine et de ses amis les accusaient d’avoir fomenté l’esprit de révolte et d’insubordination en sacrifiant la noblesse à leurs velléités démocratiques. Les faits pourtant semblaient démentir assez haut de tels griefs. Alors comme aujourd’hui, et plus encore peut-être, les masses populaires des campagnes et des villes étaient, au contraire, toutes dévouées au tsar libérateur. Leur zèle plus ardent qu’éclairé était prêt à se tourner au besoin contre les perturbateurs de l’ordre.

« A Moscou, écrivait-on à Milutine[1], les rassemblemens d’étudians dans les rues ont été dissous par le peuple, qui disait, à ce que l’on assure, « que ces petits polissons de nobles s’émeutent contre le gouvernement. » — L’un des étudians a été battu si fort

  1. Lettre du 2 octobre 1861.