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et inquiétans par leur vague indécision même, sollicitaient toujours ses regards. A Paris, en 1862, il apprenait, « avec une vive affliction[1], » la mort de son ancien ministre et ami le comte Lanskoï, dont la disgrâce avait, dit-on, hâté la fin. Cette perte d’un vrai patriote et d’un loyal serviteur du tsar n’était pas seule à l’attrister. La situation, en Russie comme en Pologne, semblait, en 1862, devenir chaque jour plus sombre et plus menaçante, l’avenir apparaissait gros d’imprévu. En face des événemens qu’il eût pu aspirer à conduire et qu’il devait considérer de loin en spectateur oisif ou en critique importun, la situation de Milutine était singulièrement complexe. Beaucoup de ses amis eussent voulu le voir revenir en Russie et reprendre un rôle actif ; mais lui se refusait à toutes les sollicitations de ce genre. Les nouvelles qu’il recevait du pays, plus encore que l’état de sa santé imparfaitement remise, lui faisaient souhaiter de prolonger avec son congé son séjour à l’étranger. La situation de l’empire expliquait à la fois les impatiences de ses amis et ses propres répugnances.


IV

La Russie, nous l’avons dit, traversait alors une période d’agitation fébrile qui n’était pas sans analogie avec la crise plus récente qui a suivi la guerre de Bulgarie[2]. Si grands qu’en fussent les résultats, l’affranchissement des paysans ne semblait que le prélude de nombreux et profonds changemens dans l’administration, dans la justice, dans la finance, dans l’armée, dans l’enseignement, dans toutes les branches de la vie publique. La réalisation de la plus compliquée et de la plus ardue de toutes les réformes faisait plus vivement désirer les autres ; les retards et les hésitations du gouvernement impatientaient des esprits inquiets, depuis longtemps prêts à de grands changemens et rendus plus exigeans et plus excitables par la grandeur même de la pacifique révolution accomplie à leurs yeux. L’agitation était partout, dans la noblesse, désireuse d’obtenir des libertés politiques en indemnité de la suppression du servage, dans les écoles et les universités, chez une jeunesse ardente à espérer, prompte à tout rêver et à tout croire facile. L’agitation était dans les provinces polonaises, qui elles aussi attendaient du nouveau règne une ère de réparation et de liberté, et où trop d’esprits aventureux et dédaigneux du possible se

  1. Lettre du 7 février 1862.
  2. Sur cette période, voyez les études de M. Ch. de Mazade, dans la Revue de 1863-1864.