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aux Tuileries le « sphinx » indécis dont l’Europe attendait encore avec inquiétude les obscures énigmes. Dans la famille impériale, Milutine fréquentait surtout le salon, plus littéraire que politique, de la princesse Mathilde. Jusqu’aux derniers jours, au milieu même de l’insurrection de Pologne, en 1863, quand la plupart des salons de Paris se fermaient devant les Russes, la cousine de l’empereur Napoléon III ne cessa pas d’accueillir avec faveur ce compatriote de son mari. Milutine, en échange, s’occupait d’assurer en Russie les intérêts privés de la princesse française, « qui, disait-il, paraissait tenir plus à sa part dans les mines de l’Oural (comme femme de M. Démidof) qu’à sa dotation sur la liste civile impériale de France, trouvant à la première beaucoup plus de chances de sécurité[1]. » Le second empire français était au zénith de sa puissance. Milutine semble n’avoir été ébloui ni par l’éclat politique ni par le faste de la cour impériale. « La société napoléonienne, remarquait-il dans une lettre intime, me paraît dénuée de véritable élégance et de bon ton[2]. » Ce qu’il notait, ce qu’il admirait chez nous, ce n’était point l’habileté, alors tant vantée, du gouvernement ou le talent des hommes au pouvoir, c’était l’élévation générale du milieu social. Lui qui, en Russie, était souvent attristé du manque d’hommes, de la pénurie d’instrumens intelligens pour II pouvoir, il était toujours frappé de la supériorité à cet égard des vieux pays de l’Occident.


« Paris, 10 février 1862.

« Mes impressions se croisent et se heurtent encore trop pour en tirer quelques conclusions générales sur les hommes et sur les choses de ce pays. La seule observation que je pourrais peut-être faire dès aujourd’hui, c’est que l’habileté, si admirée chez nous, du gouvernement français, repose moins, me semble-t-il, sur la supériorité des individus que sur l’élévation du niveau général des intelligences. C’est un milieu où les idées surgissent et se développent d’elles-mêmes, où une fois passées dans le domaine des faits, elles trouvent à tous les degrés de l’exécution des interprètes intelligens. En de telles conditions, la tâche d’un gouvernement devient singulièrement plus facile et plus digne d’envie… »

Paris et Rome avec toutes leurs distractions et leurs séductions n’absorbaient point l’attention de Milutine. De l’étranger ses yeux se tournaient sans cesse vers la patrie où des événemens confus

  1. Lettre de N. Milutine du 23 avril 1863.
  2. Lettre du 6 janvier 1862.