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Fragment d’une lettre de N. Milutine.


« Rome, 4 décembre 1861.

« … Nous sommes enchantés de la vie de Rome ; nulle part on ne saurait flâner avec autant de charme ; mais dans cette flânerie, la pensée est toujours en travail, l’attention toujours en éveil, et cela sans fatigue et sans les remords qui accompagnent le désœuvrement vulgaire et stérile. Je me suis avidement replongé dans les classiques, je relis Tacite, Tite Live, et, faut-il l’avouer ? je me suis convaincu que notre indifférence russe pour les anciens est une véritable barbarie, une immense lacune dans notre développement intellectuel. Je suis convaincu qu’en vous débarrassant du banal souci de la vie quotidienne, vous auriez tous éprouvé la même chose et fini par vous ranger de mon côté. On relit ses auteurs avec admiration et on s’étonne de son indifférence d’autrefois pour ce qui est véritablement sublime. La science de la vie et l’expérience nous rendent plus sages. Du reste, les charmes du monde ancien n’occupent pas exclusivement mes loisirs ; je n’ai pas abandonné mon projet de commencer ici l’histoire de l’émancipation, et avant de partir j’espère avoir fait quelque chose de ce travail[1]. »

L’observation de Milutine à propos des études classiques est de celles que l’étranger a souvent l’occasion de faire en Russie, et l’on est surpris de lui voir signaler une lacune qui naturellement échappe d’ordinaire aux yeux de ses compatriotes. Chez lui, du reste, ce goût pour l’antiquité n’était pas un dilettantisme tout personnel et stérile. En véritable homme d’action, toujours occupé de la pratique, il ne négligeait pas les moyens de faire connaître II son pays cette antiquité dont il était épris. La fortune à cet égard le favorisa ; durant son séjour à Rome, il eut la joie de contribuer à l’acquisition du musée Campana, dont la Russie, on le sait, a ravi à la France les pièces les plus belles ou les plus rares. Milutine portait un intérêt particulier à ces collections, aujourd’hui l’un des ornemens de l’Ermitage, et lors de son retour à Saint-Pétersbourg, une de ses premières visites était pour ce nouveau musée[2].

  1. Milutine ne put réaliser ce projet.
  2. « J’ai été voir le musée Campana, il renferme des choses pleines d’intérêt et superbes, c’est une des plus belles collection ? de l’Europe, mais l’admission n’y est ni facile ni accessible à tous. (Lettre à sa femme du 20 mai, 1er juin 1862.) Et avec son habituelle sollicitude pour le peuple et les petites gens, Milutine s’employait à en faciliter l’accès, réservé jusque-là aux privilégiés.