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capital. Si la législation des paysans de la couronne, élaborée sans contredit sur des principes larges et libéraux, a fait si peu pour le relèvement de l’esprit populaire, c’est que pour ces paysans, l’état (kazna) était le propriétaire (c’est-à-dire le représentant d’un intérêt économique et d’un droit foncier en opposition avec l’intérêt et le droit du paysan) et que l’état propriétaire se confondait avec le gouvernement. De quelque côté qu’il se retourne, le paysan des domaines rencontre partout devant lui l’autorité à laquelle il faut se soumettre, et avec laquelle il ne peut y avoir ni procès ni contestation[1].

« Notre ci-devant serf au contraire voit devant lui un poméchtchik (propriétaire) et se dit en lui-même : « Nous connaissons cela[2] ; nous allons voir encore qui de nous deux l’emportera et de quel côté sera le gouvernement. Dans cette lutte pour le droit (qui peut bien ne pas sortir des formes légales, et qui avec l’aide de Dieu s’y maintiendra), dans ce procès litigieux, le paysan apparaît pour la première fois comme personne juridique, indépendante et hors de tutelle. C’est par cette voie que doit se faire son éducation de citoyen : elle a déjà commencé et elle avance rapidement.

« A cet égard, la période des rapports temporairement obligés[3], malgré toute la difficulté et les incertitudes de pareils rapports a un grand avantage. Il en aurait été tout autrement si l’affaire avait été tranchée d’emblée et tout d’un coup, si d’un trait de plume on avait converti subitement les paysans en débiteurs de l’état.

« Chez nous tout est tranquille et paisible. Les travaux des champs se font mieux qu’au commencement du printemps. L’institution immédiate des administrations communales et cantonales (de volost) a rendu un immense service. Maintenant je suis presque sûr que nous avons devant nous deux ans pendant lesquels la tranquillité générale, dans les provinces, ne sera pas troublée. Le peuple consent à tout, dans l’idée que durant deux ans il faut se résigner. Il a reculé ses espérances, mais il n’a pas perdu foi dans la possibilité de leur réalisation.

  1. Dans ce curieux passage, Samarine, grand admirateur, comme on le sait, des communautés de villages, semble peu favorable à la propriété du sol par l’état, alors même que, grâce aux partages entre les paysans, les terres domaniales sont soumises au mode de tenure en usage dans le mir russe. En tout cas, il montré très bien ici, dans la dépendance des paysans vis-à-vis des fonctionnaires, l’un des grands inconvéniens de l’appropriation du sol par l’état. On voit par la suite que, s’il est partisan de la propriété collective, c’est à la condition qu’elle ne détruise pas la personnalité, l’individualité.
  2. C’est une affaire connue : Eto délo znakomoé.
  3. On appelait ainsi une période transitoire de deux ans durant laquelle les paysans devaient rester soumis à la corvée et aux redevances comme par le passé.