Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/849

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cela est positivement pour le mieux et, à l’heure qu’il est, je m’en réjouis sincèrement pour vous.

…………………………

« Je suis convaincu que pour les affaires mêmes et pour votre avenir un éloignement temporaire du service est une excellente chose. Qu’on reste en dette vis-à-vis de vous et qu’on reconnaisse qu’on est en dette. La réaction est naturelle. Je n’y vois pas tant un signe de doute dans la justice de notre œuvre que le désir de respirer après une tension d’esprit et de volonté inaccoutumée en certain milieu. Il me semble que de là nous reviennent ces paroles : « Allons ! que Dieu soit avec vous ! faites ce que vous voudrez, seulement laissez-moi en repos. Maintenant vous êtes satisfaits ; ayez soin de ne plus toujours critiquer (pristavat), et que tout soit calme et tranquille ! » — Mais précisément le repos et la tranquillité, c’est ce qu’on ne doit pas attendre. Il est difficile de jouir du far niente lorsque chaque jour arrivent des nouvelles telles que les massacres de Spaski et de Bezdno[1], et si je ne me trompe, il s’en prépare de semblables aux fonderies de Perm.

« Je suis persuadé que, dans le cours de l’année, nous verrons encore non un seul, mais peut-être deux ou trois changemens. Dans les circonstances actuelles, avec la disposition présente des esprits, les hommes s’useront bien vite, — comme des gants de bal, — et bienheureux ceux qui durant ce temps seront de côté ! Avant qu’on imprime aux affaires une direction définie, et avant qu’une politique suivie et conséquente devienne possible, il se passera bien du temps, durant lequel nous avancerons tout de même, mais en zigzags. Quant à la possibilité d’une réaction suivie, je me refuse absolument à y croire et je ne la crains pas. Pour se convaincre qu’elle est impossible, il suffit de jeter un coup d’œil sur le peuple. Sans aucune exagération, il est transfiguré de la tête aux pieds. Le nouveau statut (pologénié) lui a délié la langue, il a brisé l’étroit cercle d’idées où, comme enfermé par un sortilège, le peuple tournait en vain, faute d’issue à sa situation. Son langage, ses manières, sa démarche, tout a changé. Aujourd’hui déjà, le serf émancipé d’hier se trouve au-dessus du paysan de la couronne, non pas naturellement sous le rapport économique, mais comme citoyen, sachant qu’il a des droits qu’il doit et qu’il peut défendre lui-même. En quoi précisément consistent ces droits, il ne s’en rend pas encore, on le comprend, un compte exact, mais il sait qu’ils existent et que c’est à lui de les maintenir. Or c’est là le point

  1. Allusion à des émeutes de paysans où les troupes avaient dû recourir à la force et où il y avait eu plusieurs victimes.