Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelles commissions provinciales (Goutbernskiie prisoutsviia). Je ne crois pas qu’un système de rigueur soutenue concorde avec le caractère de l’époque actuelle et des principaux personnages en scène. Après un dégel printanier, nous allons revenir, non pas à un hiver rigoureux, mais tout simplement à une ennuyeuse et sale boue de neige fondue (sliakoti). Je ne souhaiterais à aucun de ceux que j’aime de diriger en ce moment le ministère de l’intérieur ; beaucoup de soucis, une responsabilité effrayante, des chances de se casser le cou sans aucune de se faire un nom. Ceux qui recueilleront l’héritage du nouveau ministre dans trois ou quatre ans auront une position infiniment meilleure sous tous les rapports ; l’avenir leur appartiendra. Vous voyez par ces mots, très cher Nicolas Alexèiévitch, que je partage votre fermeté d’âme sur votre propre compte, chose du reste infiniment plus facile que de s’exercer soi-même au stoïcisme comme vous le faites en ce moment. Non-seulement je ne suis pas affligé pour vous, mais je vous dirai que je me réjouis presque dans votre intérêt propre, quoique pour la chose publique je regrette et les causes et les suites probablement inévitables de votre éloignement.

Voyagez à l’étranger, reposez-vous, vous en avez besoin ; jouissez de l’air pur, soignez Maria Aggèievna et les enfans, et lorsque de nouveau vous vous sentirez fort et bien portant, vous nous reviendrez tout prêt pour une nouvelle et immanquable période d’activité. »

…………………………..

Peut-être le ton assuré et enjoué du prince Tcherkasski cachait-il un effort pour guérir la plaie faite à son ami et le consoler dans la mauvaise fortune. On sent, à lire ces lettres, que ces vaillans esprits, liés par leur dévoûment à la même cause, travaillent à se soutenir et à s’encourager réciproquement, à l’heure de la disgrâce comme à l’heure de la lutte.

Grâce à ses deux anciens collègues, Milutine, expulsé du ministère, allait, de Saint-Pétersbourg et même du fond de l’Occident, suivre la marche de l’émancipation avec plus d’exactitude et de renseignemens peut-être que s’il avait continué à recevoir les rapports des gouverneurs de province. Les lettres de Tcherkasski et de Samarine à Milutine offrent un pittoresque et vivant tableau de l’affranchissement, tableau peint sur place et à l’heure même, sans retouche et sans pose, par deux des plus brillans esprits de la Russie contemporaine, et cela non pour le public, mais pour un ami auquel ils n’avaient rien à cacher, ni surprise, ni regret, ni désenchantement.

Au sortir du comité de rédaction, où ils avaient élaboré toute la nouvelle législation des paysans, Samarine et Tcherkasski avaient