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à leurs adversaires le prétexte de revenir sur tout ce qui avait été fait. Nicolas Alexèîévitch répète les mêmes conseils dans une lettre adressée presque en même temps à son autre ami et coopérateur, l’éloquent Samarine. Cette lettre se distingue de la précédente par un ton plus calme, plus contenu, plus résigné, soit que Milutine se fût calmé lui-même, soit plutôt qu’en parlant à Samarine, qu’il savait enclin à la tristesse et au pessimisme, il eût voulu encourager ou rassurer son illustre ami.


Nicolas Milutine à G. Samarine.


7/19 mai 1861.

« Malgré l’heure avancée, très cher et très honoré George Fédorovitch, je ne veux pas laisser échapper une occasion favorable sans vous écrire quelques lignes[1]. Dans une semaine, je serai à l’étranger pour toute une année. Vous n’ignorez pas notre éloignement du ministère, à Lanskoï et à moi. Cela s’est passé sans les incidens particuliers qu’inventent aujourd’hui le désœuvrement et la rumeur publique. Pour trancher le mot, la réaction a pris le dessus. En sacrifiant quelques personnes, on croit plaire à la noblesse et faciliter l’exécution de la réforme. V. exprime ainsi son programme[2] : une stricte et littérale application du code d’émancipation, mais cela dans un esprit de conciliation. J’ignore s’il est sincère, mais tel est le sincère désir du souverain. En cédant à la réaction, il espère la vaincre. Le vent qui souille en ce moment n’est pas favorable aux personnalités tranchées. On choisit au contraire les plus incolores à la façon du prince ***, de ***, et du reste. En attendant, la gent réactionnaire s’agite ; on parle déjà d’une révision de l’acte d’émancipation, et pour cela on cherche à reculer les chartes réglementaires (oustavniia grammoty) et la nomination d’arbitres libéraux[3]. Vous voyez qu’une large carrière est ouverte aux intrigues. Quant à moi, je ne les crains pas pour la réussite de la réforme, si les paysans se rendent compte de leurs droits et de leurs intérêts, et si la noblesse comprend que pour elle le meilleur rempart dans l’avenir est le code actuel et non une série de nouvelles commissions de rédaction. Désormais la vraie force est dans l’activité locale, et tout notre espoir est en Dieu, qui nous a appelés dans

  1. Il s’agit toujours d’occasion pour le transport des lettres en dehors de la poste.
  2. Milutine parle ici du successeur de Lanskoï au ministère de l’intérieur.
  3. Les chartes réglementaires étaient des contrats entre les propriétaires et leurs anciens serfs, et les arbitres de paix des magistrats spécialement préposés au jugement des différends soulevés par l’émancipation.