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grand-duc, opinion qui me sera toujours chère et sacrée (sviato). Avec tout cela, il m’en coûte extrêmement de dire que je ne puis être d’accord avec le désir de Son Altesse, et qu’à l’heure présente je ne me sens pas capable de travailler comme il le faudrait. Depuis quinze ans, je n’ai presque pas quitté Pétersbourg, et les deux dernières années surtout m’ont fatigué et physiquement et moralement. La tension du travail, des anxiétés incessantes, ont tué en moi toute espèce d’ambition : le repos est devenu mon premier besoin. Serait-il convenable de travailler dans de pareilles conditions à un moment aussi important ? D’un autre côté (et tel est aussi, si je ne me trompe, l’avis de Serge Stepanovitch[1]), j’ai tout lieu de croire que les raisons qui durant deux ans m’ont fait maintenir dans l’étrange situation d’adjoint à titre temporaire sont encore dans toute leur force. En de telles circonstances, ma confirmation dans mes fonctions aurait l’air d’une concession extorquée (vynougdennago) dont il me serait pénible de profiter. »

Les appréciations de Milutine étaient fondées. On sent en le lisant que sa santé n’était ni l’unique ni le premier motif de son désir de retraite. Il était justement dégoûté d’une situation équivoque qui avait duré trop longtemps, et il savait les préventions de la cour trop puissantes pour lui laisser le champ libre. Malgré leur franchise, ces explications ne suffisaient pas à convaincre le grand-duc Constantin, qui se faisait difficilement à l’idée de lui voir abandonner le ministère en un pareil moment. Le prince persistait à vouloir le faire confirmer dans ses fonctions d’adjoint et à ne lui laisser accorder qu’un congé de quelques semaines[2].

Quelques jours plus tard, le confident du grand-duc, qui allait bientôt lui-même devenir ministre, informait Nicolas Alexèiévitch que son altesse trouvait nécessaire de lui confier le ministère de l’intérieur dont en fait il avait depuis plusieurs années la direction[3].

Ce désir était fort naturel de la part d’un prince qui souhaitait donner à toute la politique intérieure une impulsion énergique. La grande-duchesse Hélène nourrissait les mêmes idées. Par malheur, la fatigue de Milutine et ses scrupules à prendre la place de son vieux chef n’étaient pas les seuls obstacles à une telle

  1. Lanskoï, le ministre de l’intérieur.
  2. « J’ai vu le grand-duc dans la matinée, mais j’ai échoué dans mes efforts pour faire partager votre point de vue à Son Altesse. Le grand duc persiste dans l’opinion que vous devez être confirmé dans vos fonctions d’adjoint, etc. » (Lettre de M. G… à Milutine, 1er mars 1861.)
  3. « Le grand-duc a longtemps causé avec moi ; il trouve que pour la grande œuvre, vous êtes plus indispensable que n’importe qui et que vous devez remplacer Lanskoï. Il veut vous parler lui-même demain.. » (Lettre de M. G… à N. Milutine, 3 mars 1861.)