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l’intérieur et son adjoint, Lanskoï et N. Milutine, quittaient le ministère. C’était à d’autres mains qu’était confiée l’application des statuts si péniblement élaborés par Nicolas Alexèiévitch et ses amis.

Le code d’affranchissement à peine enregistré, l’assemblée qui l’avait préparé, la commission de rédaction, était dissoute sans qu’elle pût suivre son œuvre dans la mise en pratique. Des deux classes d’hommes dont se composait le célèbre comité, les uns, les tchinovniks, revenaient à leurs fonctions habituelles dans les divers ministères ; les autres, les propriétaires experts, tels que le prince Tcherkasski et G. Samarine, allaient rentrer dans leurs provinces pour y participer sur les lieux à l’application des règlemens discutés à Pétersbourg.

En congédiant ces volontaires de l’émancipation, dont le nom reste à jamais inscrit dans les annales russes, le gouvernement qui se privait de leurs services crut devoir leur donner pour récompense une distinction officielle. Il s’agissait naturellement d’une de ces nombreuses croix ou décorations dont la Russie est si riche qu’elle semble avoir voulu coter et primer tous les genres de mérite. Cette résolution donna lieu à un curieux incident qui fit beaucoup de bruit en son temps. Chose nouvelle, qui indiquait quelle révolution morale s’opérait en ce pays où tout le monde est d’ordinaire si friand de pareilles distinctions, les Samarine, les Tcherkasski et leurs amis se révoltent contre toute décoration : la grande-duchesse Hélène et le ministre Lanskoï s’emploient à leur épargner cette mortifiante récompense. Dès le 16 février 1861, trois jours avant la promulgation du manifeste impérial, la grande-duchesse Hélène écrivait à N. Milutine :


« 16 février 1861.

« J’apprends à l’instant que le comte Panine insiste pour donner des décorations aux membres de la commission et qu’il destine entre autres le petit Stanislas à Tcherkasski. Informez-en Lanskoï, afin qu’on pare ce coup. Il faudrait que le grand-duc Constantin en fût prévenu à temps[1]… »

Nicolas Milutine partageait les sentimens de ses amis et de la grande-duchesse. Dans une note rédigée par lui pour son ministre Lanskoï et adressée officiellement au comte Panine, il donne les motifs de la répugnance de ses collaborateurs pour toute distinction de ce genre[2]. A leurs yeux, « la participation à une aussi

  1. Je rappellerai au lecteur que tous les billots de la grande-duchesse Hélène sont écrits en français.
  2. Brouillon d’une lettre de Lanskoï au comte Panine, fin de mars 1861.