Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/823

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophes de l’antiquité au point de s’armer contre ceux qui soutiennent la doctrine contraire et d’attenter à leurs jours. Marcile Ficin, dans son enthousiasme pour Platon, entretient nuit et jour une lampe devant la statue du philosophe. Philarète sculpte les Amours de Jupiter et de Léda sur la porte du Vatican ; Bembo, secrétaire d’un pape, parle du héros Jésus-Christ et de la déesse Vierge ; Paul II institue des conférences jusque dans les communs du Vatican, et le soir on lit l’Éthique d’Aristote aux gens de la suite. Quand François Philelphe, le grand helléniste, passe dans les rues de Florence, on voit les dames du plus haut rang venir baiser le bas de sa robe, et Leonardo Bruni, auquel le Rosellino, dans Santa-Croce, donne une des plus belles tombes qui aient contenu une dépouille mortelle, est l’objet des plus singuliers hommages quand on vient le consulter à Florence de tous les points de l’Europe. Un jour même, un savant espagnol qui a quitté sa patrie pour le connaître prétend ne s’avancer en sa présence qu’en se traînant sur les genoux. On a oublié un instant la liberté ravie et la puissance des associations paralysée par les efforts des Médicis ; il n’y a plus dans la société d’autre hiérarchie que celle de l’intelligence, du savoir et du talent ; les princes sont marchands, les marchands sont princes, et les grands humanistes marchent leurs égaux ; dans les savans colloques auxquels ils assistent, les premiers de l’état sont les émules et parfois se montrent les égaux des écrivains et des penseurs, et on ne doit son rang, dans ces réunions d’élite, qu’à l’illustration personnelle. Pic de la Mirandole ne siège pas auprès de Laurent comme seigneur de Mirandola et de Concordia, mais comme un des plus grands érudits de son temps. Les derniers jours de la république florentine réalisent l’idéal des démocraties athéniennes, et tandis qu’à Rome, trente ans encore après les intimités de Carreggi et les réunions littéraires des jardins Ruccellaï, sous un pontife qui est cependant le plus grand des lettrés qui aient porté la tiare, l’historien Æneas-Sylvius Piccolomini, on verra l’architecte, les sculpteurs et les peintres du Vatican relégués dans les salles basses avec les bouviers, les charretiers et les porteurs d’eau, — Michelozzo Michelozzi, Ghiberti et Donatello vivent à Florence dans une intimité étroite avec le vieux Cosme.

« Viens me rejoindre à Careggi, ô Marcile, écrit le père de la patrie, viens aussitôt que tu le pourras, et n’oublie pas d’apporter avec toi le traité du divin Platon, du Souverain Bien. Si tu m’en croyais, à l’heure qu’il est, tu l’aurais déjà traduit en latin ; il n’y a pas de recherche à laquelle je me livrerais avec plus de passion que la recherche de la vérité. Viens donc, et apporte avec toi la lyre d’Orphée ! »