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certainement de l’étude des monumens antiques, et sa supériorité dans l’ordre intellectuel est due, à n’en pas douter, à la découverte et à la diffusion des manuscrits des auteurs anciens. Cette influence de la tradition n’exclut pas sans doute celle des hommes de génie qui naissent, se développent, et portent encore une force d’expansion qui crée le mouvement ; mais l’explosion du génie personnel de Dante lui-même, encore qu’il s’exprime en langue vulgaire, n’est certes pas indépendante de toutes ces influences lointaines.

On est en droit de se demander pourquoi et comment, alors qu’on avait parlé grec à Rome sous le règne d’Auguste, où les femmes elles-mêmes affectaient de n’employer que cette langue comme une preuve de leur supériorité intellectuelle, on en était arrivé à ne plus l’entendre dans la Péninsule et à regarder comme une conquête de pouvoir comprendre les auteurs les plus estimés et les traduire en langue latine. L’influence de la littérature et de la philosophie grecques en Italie avait été en augmentant sous les Antonins ; on avait vu Marc-Aurèle écrire ses Maximes en langue grecque et, deux siècles encore après lui, l’empereur Julien la préférait à sa propre langue dans les écrits qu’il consacrait à la défense du polythéisme.

C’est la jeune société chrétienne qui devait, avant les barbares, porter le coup le plus funeste à l’influence hellénique en Occident. Les temples superbes élevés en l’honneur de ces trois mille dieux qui n’avaient pas un athée, et le charme incomparable des écrits laissés par les écrivains païens, parlaient trop en faveur d’une incontestable supériorité du génie antique pour qu’on en voulût laisser subsister la trace. On détruisit les temples, on brisa les statues, on proscrivit les dieux et, comme le niveau intellectuel de la société baissait sensiblement, personne ne protesta contre l’anéantissement des monumens de l’art et de la littérature grec. L’imagination se trouble à l’idée de ces holocaustes offerts sur l’autel du vrai Dieu ; ce ne fut point le résultat d’une violence subite, comme lors de l’entrée des Arabes en Asie, mais ce fut une oppression constante, permanente, et dont les effets furent aussi désastreux. Quelques grands esprits pouvaient bien s’élever au-dessus du préjugé vulgaire et concilier la pratique de la religion nouvelle avec l’admiration qu’ils professaient pour Eschyle, Sophocle, Euripide, Xénophon, Platon et Aristote ; mais saint Jérôme lui-même, s’il n’allait point jusqu’à les livrer aux flammes, détournait ses yeux des auteurs profanes. Une consécration officielle et infaillible, qui partait de haut, allait rendre complète l’œuvre de destruction : dans le concile tenu à Carthage, on défendit à tout prélat de se livrer à la lecture des auteurs païens. Dès lors les relations intellectuelles cessèrent entre les Grecs et les Latins : et cette belle langue