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montagnes en même temps que face au cours du fleuve. Mais les Perses se trouvent trop bien eu sûreté sur les rampes qu’ils occupent pour témoigner la moindre intention d’en descendre. Leur attitude ne tarde pas à rassurer Alexandre ; 300 cavaliers d’élite suffiront pour les contenir ; le reste des troupes reçoit l’ordre d’exécuter un prompt changement de front et de se déployer de façon à déborder par la droite l’aile gauche de Darius. La ligne de bataille a pris sa forme définitive. Au signal du roi, l’armée entière s’ébranle.

Le peuple grec a été, de tout temps, un peuple bavard ; les soldats grecs, en revanche, — tant est grande la force de la discipline, — sont silencieux. « On dirait une armée sans voix. » Marcher en silence et marcher sans se rompre, est resté, depuis les jours d’Homère, la grande loi tactique des anciens. Alexandre s’avance lentement, de peur qu’une marche trop rapide ne jette du désordre dans la phalange. « Les rangs sont si serrés que les piques soutiennent les piques, les casques joignent les casques, les boucliers appuient les boucliers. » Darius en ce moment rappelle sur la rive droite du Pinare les troupes qu’il n’avait déployées que comme un rideau en avant du fleuve. Une clameur confuse s’élève dans la plaine ; la phalange macédonienne marche toujours. Elle arrive enfin à portée de trait. L’heure est passée de marcher d’un pas grave ; il faudra bientôt se précipiter sous cette volée de flèches qui ne va pas tarder à obscurcir l’air ; ce n’est qu’un tourbillon d’une centaine de mètres à franchir. L’empereur Napoléon refusait d’ajouter foi aux harangues que l’antiquité a mises dans la bouche de ses généraux. « Au moment de l’action, trois mots, disait-il, suffisent : Déployez ces drapeaux ! Le geste complète la pensée. » Déployez ces drapeaux ! ceci, je l’avouerai, me paraît un peu court. Pour entraîner au sommet des Alpes les soldats de l’armée d’Italie, je ne trouve pas mauvais qu’on ait relu son Quinte-Curce. « Allez, vaillans soldats, arracher à ces femmes l’or dont vous les voyez couvertes ; allez échanger vos rochers nus et vos terres glacées pour les riches campagnes des Perses ! » Qu’on s’appelle Alexandre ou Napoléon, quel inconvénient peut-il y avoir à dicter à son chef d’état-major semblable ordre du jour ? Ce ne sont que des paroles, me direz-vous ; ces paroles font sur le soldat l’effet d’un breuvage enivrant. Il serait donc fâcheux de vouloir proscrire absolument les harangues ; tout ce qu’il est permis, suivant moi, de demander aux harangueurs, c’est qu’ils se souviennent de la façon dont les Taïtiens terminent généralement leurs discours : « Tirara parao ! Assez causé ! » Le soldat n’écoute que la voix des chefs qui mettent autant de vigueur dans l’acte que de chaleur dans la proclamation.