Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

touche cependant à son terme ; avec Alexandre, il serait par trop périlleux d’y avoir recours. Les intrigues de Charidème vont changer de théâtre. Le camp de Darius est un asile ouvert à tous les soldats compromis ; Charidème s’empresse d’y aller porter son audace et son expérience de la guerre. Ge misérable transfuge a tenu un instant dans ses mains les destinées du monde. Si Darius l’écoute, je ne réponds plus du sort d’Alexandre.

Darius ne l’écoutera pas ; il faut que les destinées de la Grèce et de l’Asie s’accomplissent. Croyez-vous aux fatalités historiques ? Ge serait faire une bien faible part à la volonté humaine. Je concéderai pourtant que le développement logique des situations ne saurait aisément être interrompu. Les Gharidème d’un côté, les Pharnabaze et les Tissapherne de l’autre, ne montrent-ils pas à quel point la venue d’un Alexandre était nécessaire ? Tout en laissant l’homme agir dans sa liberté, le Créateur, en somme, me paraît avoir toujours pris un soin discret et caché de la durée de son œuvre. Si la nature a horreur du vide, celui qui l’a tirée du néant n’a pas une moins grande horreur de l’anarchie ; il ne lui a jamais concédé que de courts intervalles. Le siècle présent ne croit plus beaucoup aux sauveurs ; il met en revanche son espoir dans la perfectibilité humaine. Je ne demanderais pas mieux que de nager en plein ciel avec les optimistes, cependant, sans être de l’avis des étudians chinois qui placent obstinément l’âge d’or dans le passé, je crains bien que l’avenir ne soit destiné à nous faire regretter quelques-uns de ces préjugés étroits en dehors desquels il n’y a guère de société possible, a Déchirez ces drapeaux ! » disait Lamartine. Jean-Jacques Rousseau était d’un sentiment contraire ; je me range sans hésitation du côté de Jean-Jacques Rousseau : qu’on déchire tous les drapeaux qu’on voudra, pourvu qu’on respecte celui du pays où je suis né ! Voyez plutôt ce qu’était devenue la Grèce aux jours de ses discordes. Tout y est confondu ; il n’y a plus de patrie ; le lien qui serra la gerbe est brisé. Pareilles à une volée d’étourneaux, les compagnies noires s’apprêtent à fondre sur la plaine ; faites place au moissonneur et ouvrez-lui la grange à deux battans ! Lui seul est en état de rentrer le blé répandu et de l’arracher à la voracité des oiseaux pillards.

Charidème n’est pas fait pour inspirer grande confiance ; ses appréciations n’en sont pas moins justes. « Vous imaginez-vous, dit-il au roi des Perses, sans même prendre la peine d’adoucir un instant l’accent de sa rude franchise, que vous allez affronter impunément, avec des frondes et des épieux durcis au feu, cette masse hérissée de fer, qui se ploie si rapidement en colonnes, se développe, à la voix de ses chefs, en ordre de bataille, se porte à droite et à gauche, vient tout à coup appuyer une des ailes, se distend au