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Cydnus, se plongea dans le fleuve, quand il était encore échauffé par la marche et tout couvert de sueur. Aristobule se tait sur ce bain imprudent. Que les eaux du Cydnus soient glacées et particulièrement fatales aux conquérans, il faudrait bien l’admettre si, comme on nous l’a longtemps enseigné, l’empereur Frédéric Barberousse y avait trouvé la mort, mais du moment qu’il est établi que l’illustre croisé s’est noyé plus à l’ouest, dans la rivière du Sélef, au-dessous de Séleucie, — Seleucia Trachœa, — ville située au-delà du cap Sarpédon, sur la rive droite du Calycadnus, il n’y a plus de motif sérieux pour attribuer au cours limpide et froid du Cydnus la grave maladie dont Alexandre, à son passage à Tarse, fut atteint. Une transpiration abondante le sauva. Quand on a le courage de recevoir de la main du médecin qui vous est dénoncé comme acheté par l’ennemi, la coupe au fond de laquelle on est exposé à trouver le poison, il y a cent à parier que, si l’on n’est pas empoisonné en effet, on guérira. Admirons le courage d’Alexandre ; n’en faisons pas honneur à sa connaissance du cœur humain. Un jeune roi, dans sa naïve confiance, ne connaît pas les hommes ; quand il a vieilli sur le trône, il ne les connaît pas davantage, car l’inévitable amertume de son âme le fait pencher vers une autre exagération.

Tous les cœurs sont cachés, tout homme est un abîme.


Qu’importe ! Il vaut peut-être mieux être empoisonné une fois que de se méfier tous les jours. Je ne serais pas étonné que tel eût été le raisonnement d’Alexandre.

Jusqu’ici nous n’avons pas entendu parler de Darius. Depuis plus de dix-huit mois, la guerre ravage ses provinces, l’Asie-Mineure, une des plus riches portions de son empire, lui échappe, et Darius semble vouloir laisser à Memnon le soin de combattre pour sa cause. Memnon cependant n’est plus, il est temps que le roi de Perse entre en lice. Le pouvait-il avant d’avoir rassemblé son armée ? Dites à l’empereur de Chine de venir protéger ses états envahis, et vous verrez s’il sera beaucoup plus prompt que Darius à se montrer en force sur le champ de bataille. Il n’y a que les armées permanentes, et je serais presque tenté d’ajouter les armées constamment réunies sous le drapeau, sur lesquelles on puisse vraiment faire fond pour repousser l’étranger.

Le dénombrement des troupes de Darius ressemble au recensement d’un empire : 100,000 Perses, dont 30,000 à cheval ; 50,000 Mèdes, 100,000 Arméniens, Hyrcaniens et Derbices, 30,000 Grecs mercenaires, sans compter les Bactriens, les Sogdiens, les Indiens, qui sont encore en marche. Que faire de cette