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milieu de terres détrempées par les pluies, inondées par les vagues quand le vent souffle du midi. Les boues de la Vistule dont notre armée a gardé la mémoire n’étaient rien auprès de ce cloaque. Une forte brise de nord a heureusement refoulé les eaux de la mer ; elle n’a pas eu le temps de dessécher les marais. Nulle part le pied ne rencontre un terrain solide ; le soldat a souvent de l’eau jusqu’au nombril. Si les vents du sud avaient eu un soudain retour, c’en était fait de cette portion de l’armée ; la mer l’eût engloutie comme elle submergea les soldats de Pharaon. La chose, heureusement, était peu à craindre : le vent du nord, quand il est bien établi, a plus de durée. L’audace d’Alexandre ne fut donc pas une témérité irréfléchie ; ce n’en serait pas moins une insigne folie d’espérer qu’on pourra faire la guerre sans demander beaucoup à la fortune.

Du golfe de Glaucus, — Macri sur nos cartes modernes, — à Sélinonie, où mourut Trajan, Alexandre reçoit la soumission de plus de trente villes ; il marche sur Aspendos et sur Syde, puis s’avance résolûment jusqu’aux limites de la Cilicie. Va-t-il passer outre ? Pas encore ! Le conquérant est obligé de revenir sur ses pas pour châtier des rebelles et pour imposer des tributs. Le golfe de Satalie le voit passer et repasser sans cesse de la rive orientale à la rive occidentale. Au-delà de Syde, l’armée a peine à se faire comprendre, il lui faut des interprètes ; elle est bien cette fois en pays ennemi. Parménion heureusement a dû rassembler sur le plateau des recrues et des vivres ; Alexandre lui a donné tous les chariots qu’il a pu obtenir par voie de réquisition. A défaut de chars, il y a des chameaux en Phrygie. Les premiers chameaux qu’ait connus la Grèce lui ont été envoyés de la petite Phrygie par Agésilas. Pour vivre dans l’abondance, il suffit à l’armée de Macédoine d’aller au-devant des convois que Parménion lui amène du haut pays. Nourrir ses troupes est toujours le grand souci d’un général opérant dans une contrée pauvre ou hostile ; l’opinion publique ne voit que les lenteurs, elle ne prend pas la peine d’en chercher les motifs. Ce n’est pas une mince tâche que de plaire aux Athéniens ; tout cœur amoureux de la gloire s’y obstine cependant, et Alexandre n’eût pas cru payer trop cher, de sa vie même qu’il exposa si souvent, le suffrage de ces capricieux dispensateurs de la renommée. Le roi de Macédoine a résolu de franchir le Taurus aussitôt qu’il aura fait tomber les places fortes de la Pisidie. Il prend Termesse, Sagalasse, d’autres villes encore, fait occuper les unes et raser les autres ; rien d’insoumis ne reste sur ses derrières, il peut sans crainte monter sur le plateau. On doit se figurer ce plateau élevé comme un cône tronqué dont les flancs auraient été labourés par de larges déchirures. Alexandre suit le contour des lacs qui bordent à une