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pour en arriver avec la partie adverse, par la fatigue et l’ennui, à une transaction pécuniaire. Ajoutez à cela que, dans les procès civils, les influences de toutes sortes sont généralement plus actives et plus puissantes que dans les causes criminelles. Ajoutez aussi l’absence totale de publicité. Tandis qu’en France et en Angleterre, outre le compte-rendu journalier des débats en matière civile ou criminelle, la presse, après un procès important, publie des articles qui, tout en respectant la chose jugée, discutent en vue de l’avenir telle ou telle disposition du code, en Espagne deux lignes constatent sèchement la décision du tribunal. L’indifférence de la presse dénote le découragement du public.

Depuis les bancs du collège, où le nombre excessif des distinctions accordées prive de leur dû ceux qui réellement les méritent, jusqu’aux positions suprêmes dans l’état, souvent obtenues par l’insurrection qui a valu à tant d’autres quatre balles dans la tête, le peuple espagnol a constamment devant les yeux de tels abus de pouvoir qu’il ne croit pas, qu’il ne peut croire à la justice. Rien d’ailleurs dans son histoire ne lui en représente la majesté. Une grande institution se personnifie toujours : en Angleterre vivent les noms de plusieurs illustres chanceliers ; en France ceux de quelques grandes dynasties parlementaires, les l’Hospital, les Lamoignon, les d’Aguesseau, incarnation de ce que la justice a de plus auguste. En Espagne, pas même un nom à mettre en parallèle. La justice était autrefois mêlée à l’administration, et le mot alcaldada, synonyme d’arbitraire, prouve comment agissaient les alcades ou maires, juges en même temps. Quelques explosions passionnées de Pèdre le Cruel, un commencement d’organisation de police et de magistrature par la grande Isabelle, qui eut en même temps le malheur d’affermir l’inquisition, quelques efforts isolés sous Charles III, voilà tout ce qui dans le passé de l’Espagne rappelle l’idée de justice, cette idée qui tient une si grande place dans l’histoire des nations plus heureuses. Le nom de Justicia, donné au magistrat qui, dans la constitution de l’Aragon, était le gardien des droits du peuple, ne doit pas faire prendre le change ; sa mission fut bientôt dénaturée, elle devint politique, et ne peut dès lors avoir la signification qu’on aimerait à lui reconnaître.

Rien d’essentiels la vie d’un peuple comme la foi en la justice, en la rigoureuse application de la loi : cette foi perdue, il n’est plus qu’un peuple d’esclaves. Que la dignité de la nation espagnole ait survécu, qu’elle se soit conservée intacte dans les masses, cela prouve qu’elle était profondément entrée dans son caractère ; mais toutes ses qualités ne pouvaient résister à une pareille épreuve, et l’ancienne énergie a succombé. Cette apathie qu’on lui reproche