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reliefs de son repas. Il semble croire que, si la Russie parvient non-seulement à dompter le nihilisme, mais à en absorber les forces vives pour les mettre au service de ses desseins, si elle réussit à apprivoiser le monstre et à l’atteler à son char triomphal, sa puissance sera irrésistible, et que tous les incidens qui se produisent sur les bords de la Neva empêchent la Sprée de dormir. Toutefois il s’abstient de prophétiser, et il a raison ; qui peut se flatter de deviner les secrets du destin ?

Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?


Et d’ailleurs, quand il serait vrai que l’avenir appartient à l’idée impériale, est-il donc impossible de concevoir des empires sans empereurs ? Le radicalisme, dont M. Bruno Bauer a évité de parler, et le césarisme, dont il parle beaucoup, sont deux frères ennemis qui se ressemblent trop pour ne pas se haïr mortellement. Ils ont en commun, nous l’avons dit plus haut, le goût de mettre les hommes en tutelle, de les pétrir à leur guise, de leur mesurer jusqu’à la quantité d’air que chacun a le droit de respirer. Ils ont l’un et l’autre l’amour du nivellement et la même aversion pour toute espèce d’aristocratie. L’un et l’autre créeraient, si on les laissait faire, une société où tous les visages et tous les esprits se ressembleraient, où l’homme de génie, le grand poète, l’historien impartial, le critique désintéressé, le savant sincère seraient réduits à s’enrôler dans l’armée sans cadres des isolés, où les naturalistes qui font de grandes découvertes à l’aide de petites subventions céderaient la place à ceux qui ont besoin de grandes subventions pour faire de petites découvertes. Radicaux et césariens s’entendent également à concilier la civilisation matérielle avec cette demi-barbarie qu’engendre tôt ou tard le règne de la médiocrité. Faut-il croire à la fatalité de leur triomphe ? Tocqueville estimait « que les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales, mais qu’il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. » En tout cas, si fataliste qu’on soit, il faut compter avec l’imprévu, qui réclame dans les affaires humaines la part du lion. Nous ne reverrons pas Tibère, il sera remplacé par des combinaisons que nous avons peine à imaginer. C’est ce qui faisait dire à un homme de beaucoup d’esprit que tout était possible, que Napoléon Ier s’était trompé dans ses prophéties sur l’avenir de l’Europe, qu’on peut être à la fois républicain et cosaque.


G. VALBERT.