Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hauts fourneaux d’état, ses forges d’état, ses chantiers impériaux, et qu’il fût libre d’organiser en corporations ses terrassiers, ses charpentiers, ses fondeurs, ses forgerons, ses constructeurs de wagons, ajoutant ainsi à l’armée que commande M. de Moltke une armée d’ouvriers et de fonctionnaires civils qui ne relèveraient que de lui et proclameraient en tout lieu son omnipotente souveraineté. Quand il cause avec son parlement, l’homme qui aspire à tant de choses est condamné à réduire ses prétentions, et encore son parlement le chicane-t-il sur le peu qu’il demande. Comme on engageait Saint-Evremond mourant ? se réconcilier avec l’église, il répondit : « Je voudrais me réconcilier avec l’appétit. » M. de Bismarck n’aura jamais besoin qu’on le réconcilie avec l’appétit, jamais table ne sera assez richement servie pour assouvir sa faim ; mais son maître d’hôtel, imbu de préjugés bourgeois, étranger aux pratiques impériales, s’obstine à rogner ses menus.

Il a d’autres raisons de n’être pas heureux. César est ombrageux, jaloux, César veut être le maître, César veut être seul ; il entend que sa maison soit à lui, que personne ne se mêle d’y commander. La maison venait à peine d’être bâtie, les échafaudages n’étaient pas encore enlevés, lorsque M. de Bismarck s’aperçut qu’il n’était pas seul, qu’il y avait derrière lui quelqu’un qui parlait haut, une voix qui se faisait écouter, et que beaucoup d’Allemands étaient plus attentifs aux conseils qu’elle leur donnait qu’aux ordres qu’ils recevaient de Berlin. Les philosophes ont cet avantage sur les jésuites que les jésuites ne comprennent pas les philosophes et que les philosophes sont capables de comprendre tout, même les jésuites. Les hégéliens ont pour principe que tout ce qui est a sa raison d’être, que l’histoire ne déraisonne jamais ; M. Bruno Bauer s’est appliqué à découvrir ce qu’il pouvait y avoir de rationnel dans le concile du Vatican. Il lui a paru naturel que le pape Pie IX, frappé des progrès de la centralisation dans toute l’Europe, ait senti aussi le besoin de centraliser l’église, et que prévoyant la ruine prochaine de son pouvoir temporel, il ait voulu, pour compenser en quelque mesure cette perte douloureuse, s’arroger une sorte de dictature spirituelle. On lui ôtait jusqu’à son jardin, on le réduisait à la cabane du pêcheur, il a voulu que cette cabane abritât un infaillible. Le nouvel empire allemand ne pouvait admettre ses prétentions, une collision était inévitable ; mais M. de Bismarck n’a remporté sur l’impérialisme spirituel que des demi-victoires, et quand on a l’habitude de vaincre, on considère les demi-victoires comme des échecs. Ce fut après Eylau que Napoléon Ier se surprit pour la première fois à douter de son omnipotence ; ces plaines de neige tachées de sang, qu’on lui avait si âprement disputées, le rendirent pensif.

Mais ce n’est pas seulement aux clés de Saint-Pierre et à la tiare que s’est heurté le César berlinois. Il ne lui suffisait pas d’être maître dans sa maison, il s’occupait beaucoup de ce qui se passait dans la maison