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rejette la faute sur les Juifs, après quoi il recommence à dénigrer tous les voisins de l’Allemagne et à célébrer l’immortelle grandeur de son peuple. Jusqu’à son dernier soupir, il déclarera courageusement à ses compatriotes que, s’il est dans ce monde une nation qui a toujours eu le bon droit pour elle, il y a dans cette nation un homme qui a toujours raison et que M. de Treitschke est son prophète.

Le maître du moins est-il heureux ? M. Bruno Bauer ne le pense pas, et il faut lui accorder que le maître n’a jamais fait part de son bonheur à l’univers, qu’il n’a jamais dit au Reichstag : « Mon œuvre me plaît, je suis content. » Il ne prend la parole dans les grandes occasions que pour décocher des épigrammes incisives et sanglantes à ses adversaires, pour se répandre en doléances sur la tiédeur de ses amis, pour accabler de ses anathèmes les mauvais vouloirs qui le traversent dans ses entreprises, les intelligences obtuses qui se refusent à comprendre ses desseins. En vérité, on pourrait dire que M. de Bismarck est en Allemagne à la tête du parti des mécontens. N’a-t-il pas confessé un soir à M. Moritz Busch que sa glorieuse carrière politique lui avait procuré peu de satisfaction ? — « Elle ne m’a valu, disait-il, l’affection de personne et n’a fait le bonheur de personne, pas même le mien ; elle a même fait le malheur de beaucoup de gens. Sans moi, trois grandes guerres n’auraient pas eu lieu, quatre vingt mille hommes n’auraient pas péri sur les champs de batailles, et leurs enfans, leurs frères, leurs parens ne seraient pas dans le deuil. J’ait fait mon œuvre avec Dieu ; mais cette œuvre ne m’a rapporté aucune joie, je n’en ai retiré que beaucoup d’ennuis, de soucis et de peines. »

N’allons pas croire que ces mélancolies de M. de Bismarck lui soient inspirées par le regret d’avoir trop fait, elles ont leur source dans le chagrin qu’il éprouve de ne pouvoir faire assez. Il est tourmenté par sa puissante imagination, qui aime à travailler en grand et que son bon sens condamne ensuite à compter avec les réalités qui lui déplaisent et avec les hommes qu’il méprise ; compter avec ce qu’on méprise est la plus dure des obligations. Il aurait voulu accomplir en dix ans le travail d’un siècle, et la comparaison qu’il fait de la beauté des rêves qui le transportent avec les maigres résultats dont il doit se contenter est son éternel supplice. « L’unité de l’Allemagne est un ver qui le ronge, » nous dit M. Bruno Bauer. Pour que son œuvre lui agréât, il faudrait que l’empire allemand eût fait main basse sur les revenus les plus nets, les plus limpides de tous les états confédérés, que ses caisses regorgeassent qu’il nageât dans l’opulence et qu’on vît chaque matin de petits princes, couronne en tête, et des villes libres venir s’asseoir sur les marches de son perron pour mendier ses faveurs, les reliefs de sa table, le rebut de ses excédens. Il faudrait aussi que l’empire, non content de s’attribuer le monopole du tabac, devînt l’assureur universel et l’unique possesseur de tous les chemins de fer, qu’il eût ses