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et biens à l’état, ils sont parvenus à lui persuader qu’il devait s’abstenir et jeûner pour assurer la grandeur de son pays, seine Grösse erhungern. En 1795, pendant que se négociait la paix de Bâle, un publiciste prussien écrivait déjà : « Attendu que nous prétendons en Europe à un plus haut rang que celui qui nous appartient, attendu que nous nous mêlons de toutes les affaires, que nous partageons de grands empires, que nous imposons des constitutions à d’autres grands empires, nous nous réduisons à la nécessité de ne jamais dételer et nous ressemblons aux gens qui, pour avoir le plaisir de se promener dans une voiture attelée de quatre chevaux, vivent chez eux de régime et de pommes de terre. » Il est difficile d’inoculer aux Allemands du centre et du midi cette résignation civique, particulière aux Prussiens. Ils aiment la vie grasse, ils ont peu de goût pour l’abstinence, les sacrifices qu’on leur demande les chagrinent, et à leur chagrin se joignent les inquiétudes. Ils croient s’apercevoir que l’Allemagne a un train de maison disproportionnée ses ressources, ils appréhendent une crise, une catastrophe. Mais, nous l’avons dit, ce n’est pas à M. de Bismarck qu’ils s’en prennent, c’est aux Français, c’est aux Russes, toujours occupés à ourdir de ténébreux complots, et ils croient de tout leur cœur aux contes de nourrice que M. de Varnbühler leur récite, au risque de compromettre un peu la gravité de son personnage.

Si les spectateurs ne sont ni contens ni rassurés, les acteurs principaux de la pièce ne le sont guère davantage. L’art d’employer les hommes sans leur donner des dégoûts et sans les surmener n’est pas commun ; au surplus, M. de Bismarck ne se soucie pas de former des élèves capables d’être ses héritiers et de continuer son œuvre après lui. Louis XIV quitta Saint-Germain parce qu’on aperçoit de là Saint-Denis et la sépulture des rois. Comme beaucoup de grands hommes, le chancelier de l’empire germanique n’aime pas à penser à sa mort. Il ne peut se flatter pourtant d’achever lui-même l’édifice ; quand il ne sera plus là, où seront les architectes dignes de lui succéder ? En toute occurrence, il se réserve le conseil, la décision ; il entend n’avoir sous ses ordres que de simples manœuvres, dociles à sa volonté, prompts à entrer dans sa pensée, empressés à lui complaire, approuvant tous les desseins qu’enfante sa verve endiablée dans ses jours de fiévreuses improvisations. Les machines intelligentes sont rares ; pour comprendre les idées d’autrui, il faut être capable d’en avoir soi-même. Les serviteurs les plus distingués du nouveau régime ont été bientôt sur le flanc ou hors d’haleine ; ils se trouvaient au bout de leurs forces ou de leur santé, ou de leur complaisance. Un président de chancellerie de la valeur de M. Delbruck, un ministre des finances aussi compétent que M. Camphausen, aussi désireux de bien faire que M. Hobrecht, ont dû résigner leurs fonctions. L’impérialisme allemand a consommé beaucoup d’hommes, la disette s’en fait sentir, et M. de Bismarck, qui se