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toujours à autrui les chagrins qu’ils s’attirent par leur faute. Pendant un demi-siècle, tous les Allemands qui n’avaient pas la poule au pot s’en prenaient à M. de Metternich ; si la poule continue de manquer ou qu’elle soit maigre, ils s’en prendront quelque jour à M. de Bismarck. Mais ils n’en sont pas encore là ; c’est le Russe, c’est le Français qu’ils considèrent aujourd’hui comme les auteurs de tous leurs maux.

M. Bauer invoque à l’appui de sa thèse le curieux témoignage de plusieurs Allemands qui, touristes, diplomates ou prisonniers de guerre, ont visité la France dans les premières années de la révolution. Ils s’accordaient tous à admirer cette gaîté sanguine, cette foi miraculeuse dans l’avenir qui animait un pays en guerre avec lui-même, en guerre avec l’Europe ; ils avaient tous entendu le cri joyeux des mouettes s’ébattant dans les tempêtes. L’Allemagne, à son tour, vient d’accomplir sa révolution ; les tempêtes lui ont été épargnées et les mouettes ne s’ébattent point. Tout s’est fait par la volonté souveraine d’un grand homme qui commande aux vents, et en apparence le repos règne partout, mais ce repos manque de gaîté. On pourrait croire que ce grand pays est déjà las de sa gloire et des faveurs de la fortune, qu’il en a le déboire à la bouche, qu’il est en proie aux angoisses d’une digestion pénible. — « Un soir, après une séance fâcheuse du Reichstag, le maître, nous dit M. Bauer, s’était endormi l’esprit soucieux et tourmenté. A son réveil, il s’empressa de raconter à un cercle de croyans la nuit cruelle qu’il venait de passer, comme quoi le dieu des rêves lui était apparu et lui avait remis une carte d’Allemagne qui, s’émiettant entre ses doigts, avait fini par se résoudre en poussière. Pendant qu’il rêvait ainsi, l’Allemagne tout entière ressemblait à une vaste salle d’hôpital. Les malades se lamentaient sur la dureté de leur couche, sur la fragilité du toit qui les abritait. Au milieu de ces gémissemens retentissait la voix de l’homme puissant, qui commandait à tout le monde le repos et le silence, si on ne voulait pas le voir monter en selle pour se retirer à jamais dans son ermitage. »

En 1871, toutes les fées s’étaient donné rendez-vous autour du berceau de l’empire allemand, et comme chacun assaisonne son bonheur à sa guise, les uns leur avaient demandé la prospérité, la richesse, des montagnes d’or, d’autres un grand siècle littéraire, de grands poètes, de grands peintres, de grands musiciens ; ceux-ci imploraient de leur bienveillance les précieuses garanties du régime constitutionnel, ceux-là soupiraient après les bienfaits de la paix assurée pour toujours et du désarmement universel. Les fées ont tout promis, elles ont peu donné. Où sont les grands poètes ? Quelques guitares ont chanté, quelques trompettes leur ont répondu ; mais les guitares grinçaient et les trompettes se sont bientôt enrouées. Il est écrit dans l’Évangile : « Cherchez d’abord le royaume des cieux et vous aurez tout par surcroît. » L’Évangile ne dit pas ; « Ayez d’abord un empereur et vous serez certains d’avoir