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Ce n’est pas en publiciste ou en politique de profession que M. Bruno Bauer juge les choses et les hommes de son pays, c’est en philosophe et en indépendant. Il ne s’est rattaché à aucun drapeau, il ne porte la livrée de personne, il n’éprouve le besoin ni de commander ni de servir, il n’aspire point à devenir quelque chose dans l’état. Il se range lui-même dans la classe de ceux qu’il appelle « les isolés, die isolirten, » de ceux qui se tiennent à l’écart, sans se soucier d’être à la tête ou à la queue d’un parti. Les isolés ont beaucoup d’ennemis ; on les traite d’indifférens ou d’inutiles. A cela notre auteur répond que la curiosité n’est jamais indifférente ; il répond aussi que les isolés ont un rôle à remplir, que les stoïciens de l’empire romain représentaient dans ce monde la dignité de la raison, la liberté de la conscience, que ceux qui se cachent rendent souvent de plus grands services à l’humanité que ceux qui se montrent, qu’au fond de leurs retraites et de l’ombre dont ils s’enveloppaient, les premiers chrétiens portaient en eux les secrets de l’avenir. Il est décidé pour sa part à rester chez lui, à ne pas descendre dans la rue ; il se met à la fenêtre pour regarder passer les événemens et il s’accommode sans peine de son lot. Il semble avoir médité cette parole de l’auteur de l’Imitation que « la cellule qu’on quitte peu devient douce et finit par être une chère amie. » Pourquoi les isolés seraient-ils condamnés à la mélancolie ? Si leurs réflexions sur le train des choses humaines ne sont pas toujours gaies, ils éprouvent quelque satisfaction à les coucher sur le papier pour en faire part à leur prochain. Il nous souvient que nous parlions un jour à un Italien de la tristesse amère que respire le génie de Machiavel et qu’il nous répondit vivement : « Machiavel n’était ni gai ni triste ; il voyait les choses telles qu’elles sont, et il avait le chagrin de ne pas les trouver belles ; mais il avait en revanche le très grand plaisir de le dire. »

Comme Machiavel, qu’il admire beaucoup, M. Bruno Bauer, bien que les hommes et les choses du jour lui agréent peu, ne perd pas son temps à les vouloir changer ni à prêcher à ses contemporains les vertus qu’ils n’ont plus et qu’ils ne peuvent plus avoir. Il ne s’amuse ni aux regrets ni aux utopies. En sa qualité de philosophe, il croit aux inexorables lois qui régissent cet univers, et il considère le chancelier de l’empire allemand comme un homme prédestiné, comme un ouvrier du destin. Dans son fameux livre intitulé le Christ et les Césars, il avait déjà tenté d’établir que notre époque ressemble de tout point au premier siècle de l’empire romain, et que la centralisation poussée à outrance, la destruction des classes et des corps privilégiés qui gênaient autrefois le pouvoir central, le triomphe des intérêts économiques sur les traditions politiques, tout nous condamne fatalement au césarisme. Selon lui, le dernier mot de l’égalité sans limites et de la démocratie sans frein est un César régnant sur une poussière d’hommes.

Il y aurait à ce sujet quelques réserves à faire. L’histoire ne se