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L'ALLEMAGNE NOUVELLE
JUGEE PAR UN ALLEMAND

Un écrivain allemand fort connu, M. Bruno Bauer, vient de dresser en quelque sorte le bilan de ce qu’il appelle l’ère bismarckienne ; quoiqu’il se soit montré peu indulgent pour son sujet aussi bien que pour ses compatriotes, son livre a été lu et accueilli comme il méritait de l’être[1]. Il faut rendre aux Allemands cette justice qu’ils sont de tous les peuples le plus porté aux examens de conscience, celui qui a le moins de répugnance pour les breuvages amers et pour les vérités désagréables, à la condition toutefois qu’ils se les disent à eux-mêmes et que l’étranger ne mêle pas son mot à ces entretiens de famille. Au surplus, par la situation qu’il occupe dans le royaume des lettrés, par la vigueur de son intelligence formée et assouplie à l’école de la dialectique hégélienne, par son esprit incisif, par son style mordant et imagé, M. Bruno Bauer est un de ces écrivains qui s’imposent, qui forcent l’indifférence d’un public blasé ou prévenu. Grand érudit, critique sagace, les recherches qu’il a consacrées au mystérieux problème des origines du christianisme lui ont acquis une juste célébrité. Ses adversaires lui ont reproché d’être trop aventureux dans ses hypothèses, excessif dans ses conclusions ; mais tout le monde rend hommage à sa bonne foi comme à l’originalité de ses vues. Il représente une race qui s’en va, cette robuste génération qui croyait à Hegel, à la toute-puissance de l’idée et à la révolution française, ce qui est encore un assez beau partage. Il apparaît dans l’Allemagne d’aujourd’hui comme un survivant parmi les vivans ; mais les vivans vivent quelquefois bien peu, de même que les jeunes sont souvent très vieux ; ils laissent aux barbes grises les pensées généreuses, le souffle et la flamme.

  1. Zur Orientirung über die Bismarck sche Aera, von Bruno Bauer ; Chemnitz, 1880.