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Au moment où la campagne contre la Prusse va commencer, ses sombres pressentimens redoublent. Il s’amuse un instant d’entendre le président du corps législatif, M. Schneider, emprunter textuellement, sans s’en douter, cette phrase de l’un de ses derniers volumes de l’Histoire de Napoléon Ier : « L’auteur d’une guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui l’a rendue nécessaire, » et le plus singulier, c’est que l’empereur lui-même la reprit pour son propre compte en l’attribuant à Montesquieu.

Quand la guerre est déclarée, les tourmens patriotiques qu’il endure lui deviennent impossibles à supporter. Il était alors à Jacob, un joli site près de Chambéry, et de là il les raconte à cette amie de Manin qui a souvent reçu ses confidences.


Vous ne vous trompez pas, chère madame, en supposant que je partage vos sentimens. Je suis vraiment navré de tout ce qui se passe, et ici, dans cette campagne solitaire, au milieu de ce pays paisible, lorsque je vois défiler ces pauvres jeunes gens de la réserve, la mine consternée et chantant à tue-tête pour s’étourdir, je ne puis dire quelle haine et quel mépris m’envahissent contre ces misérables qui, pour une vengeance d’amour-propre blessé, envoient tous ces innocens à l’abattoir. Ce qu’il y a de plus accablant dans cette situation, c’est qu’on ne sait à quelle espérance se rattacher… Certes, notre indigne gouvernement est bien peu fait pour attirer nos sympathies, et son insistance sur une question de forme quand on lui avait tout cédé sur le fond suffit pour faire retomber sur lui tout le sang qui va couler. Mais quel nom donner à ce Bismarck… et que dire de ce roi de Prusse qui autorise comme chef de famille ce qu’il n’eût point autorisé comme roi ? .. De quelque côté qu’on se tourne, on n’a que des sujets d’indignation, de regrets et de crainte. On ne peut se résoudre à souhaiter la défaite de son pays, et cependant on hésite à lui souhaiter la victoire, car elle ne lui apporterait à l’intérieur qu’une aggravation du despotisme, à l’extérieur que des conquêtes impossibles à conserver et le germe de cent guerres futures.


Quand la guerre a éclaté, quand surviennent les échecs, il n’hésitera plus et se trouvera prêt à accomplir, comme nous le raconterons prochainement, tous les devoirs d’un soldat et d’un citoyen.


Cte D’HAUSSONVILLE.