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n’en demandaient les littérateurs, les artistes et quelques dames douées d’imagination pour identifier l’auteur avec son héros et saluer en lui un nouveau « Werther de la liberté. »

C’était de leur part une étrange erreur. Il n’y avait nulle trace de rêvasserie allemande chez Lanfrey. Loin de vouloir se dérober aux épreuves de la vie, il n’aspirait qu’à les affronter. Les Lettres désespérées d’Éverard, par tout le bruit qu’elles suscitèrent lors de leur apparition, servirent à point ses desseins, car elles eurent justement pour effet d’ouvrir devant leur auteur cette arène politique dans laquelle, depuis longues années, il ambitionnait d’essayer enfin ses forces. C’était le moment où se fondait la Revue nationale, destinée à prendre la place de l’ancien Magasin de la librairie, imprimé de vieille date dans la maison de M. Charpentier. Le gouvernement impérial, qui se jugeait affermi par l’issue de sa campagne d’Italie et par l’annexion de Nice et de la Savoie à la France, laissait parfois percer la velléité de se relâcher quelque peu de ses premières rudesses envers la presse. D’après l’avis de M. Laboulaye et par l’intermédiaire de M. Ulbach, M. Charpentier offrit à Lanfrey de rédiger la chronique de quinzaine. Il s’agissait, en appréciant rapidement les faits courans de la politique et de la littérature, de donner en quelque sorte un corps aux doctrines communes aux rédacteurs du nouveau recueil dans lequel écrivaient également M. de Pressensé, M. de Ronchaud, M. Despois, et d’en faire, autant que les circonstances le permettaient, l’organe des tendances du parti républicain modéré. La fortune souriait ainsi pour, la première fois au jeune émigré de Chambéry. Elle rachetait d’un même coup toutes ses rigueurs passées, car elle lui apportait avec la faveur du public, avec l’aisance dans sa vie matérielle, l’occasion si vivement souhaitée et jusqu’alors si vainement poursuivie d’épancher quelque part, à ses risques et périls, l’ardeur longtemps contenue de ses convictions politiques.


Sauf à de rares intervalles, Lanfrey a écrit les chroniques de la Revue nationale pendant trois années consécutives, depuis le mois de novembre 1860 jusqu’en décembre 1864. La tâche n’était ni facile à remplir, ni insignifiante en elle-même, à une époque où le sort de tous les écrits périodiques dépendait uniquement de l’humeur assez fantasque de M. le duc de Persigny, ministre de l’intérieur en 1861, ou des dispositions moins changeantes, mais toujours fort ombrageuses, de ses nombreux successeurs dans le même département. Sachant trop bien qu’elles ne devaient pas s’attendre à rencontrer l’expression d’une pensée tant soit peu indépendante dans les articles de la presse quotidienne, c’était alors l’habitude des personnes éclairées gardant encore, en France, quelque souci des