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ne lui laissait pas oublier. On disait de lui qu’il était un adjoint temporairement constant (vremenno-postoianny), Et de fait il ne devait quitter le ministère qu’avec Lanskoï lui-même, lorsque, la charte d’émancipation achevée, on en sacrifia les artisans aux rancunes de leurs adversaires.

Au commencement du carême de 1859, Milutine dut se présenter au souverain dans ses nouvelles fonctions. L’empereur l’accueillit avec plus de bienveillance ; il ne manqua pas cependant de lui rappeler que l’opinion publique (dans la bouche impériale cela signifiait l’opinion de la cour) lui était hostile, qu’on le considérait comme révolutionnaire. Il ajouta qu’en le nommant, sur les instances de Lanskoï, à ces nouvelles fonctions, il lui donnait l’occasion de se réhabiliter. On voit que d’épines douloureuses rencontrait Nicolas Alexèiévitch à chacun de ses pas sur ce qu’on est convenu d’appeler le chemin des honneurs. Si, dans nos démocraties, l’homme public est exposé à d’indécentes avanies, aux outrages et à l’ingratitude d’un peuple ignorant ou prévenu, dans les monarchies absolues il doit, pour le bien de l’état, se résigner à des souffrances souvent non moins pénibles, se courber silencieusement sous des affronts immérités ou d’injustes leçons.

Milutine répondit modestement à son maître qu’il envisageait lui-même sa récente nomination comme une épreuve, qu’il priait seulement sa majesté de ne point le juger d’après les on-dit du dehors, mais d’après ses actes, qui seraient toujours conformes au bien et à la dignité de l’état. L’empereur répliqua que tout le monde s’accordait à le considérer comme un homme capable et qu’il pourrait ainsi rendre des services pour les détails de l’émancipation. Cet embarrassant prélude terminé, le souverain s’entretint immédiatement avec Milutine du grand problème dont, après trois ans d’attente, il était pressé d’assurer enfin l’exécution.

Nicolas Alexèiévitch allait, dans l’ombre des commissions, prendre en toute cette affaire une part beaucoup plus large que ne le prévoyait le souverain. Grâce à son ascendant sur son ministre et à son autorité sur ses futurs collègues, il allait en réalité, sans bruit ni fracas, être la cheville ouvrière de la grande réforme. Lanskoï n’était que le Louis XIII du ministère dont Milutine était le Richelieu, mais un Richelieu discret et modeste[1]. Dans tous les travaux

  1. La Rousskaïa Starina (février 1880) a publié, à l’occasion du 25e anniversaire de l’avènement au trône de l’empereur Alexandre II, un fragment des mémoires inédits du sénateur Solovief sur la période de l’émancipation. Dans ce récit, d’ailleurs intéressant, le premier rôle, conformément aux apparences, revient à Lanskoï. La vérité est que N. Milutine s’effaçait systématiquement derrière son chef hiérarchique ; quand Solovief écrit le Ministère de l’intérieur, il faut, croyons-nous, d’ordinaire, lire Milutine.