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gaie petite cour de Stuttgart contre la somptueuse et froide cour impériale, jouait à Saint-Pétersbourg, depuis la mort de son mari, en 1849, depuis la mort de son beau-frère Nicolas surtout, un rôle particulier et tout nouveau en Russie. Instruite et sérieuse, curieuse de toutes les choses de l’esprit, mettant son plaisir ou son amour-propre à tout connaître et à tout comprendre, elle était d’autant plus jalouse d’encourager les arts et les idées qu’elle ne pouvait prétendre à une influence politique directe. Lasse du vide fastueux de la vie de cour, plus solennelle et plus vaine peut-être à Pétersbourg que partout ailleurs, elle avait fait de sa demeure, — le beau palais Michel, — le rendez-vous d’artistes, d’écrivains, de hauts fonctionnaires, d’hommes distingués de toute sorte. C’était ce qu’au XVIIIe siècle on appelait un salon, et naturellement, au milieu de l’effervescence et de l’incessante ébullition d’idées des premières années du règne, ce salon princier était le rendez-vous de tous ceux qui se piquaient de libéralisme.

La grande-duchesse connaissait Milutine depuis longtemps déjà, depuis 1846, époque du statut municipal de Saint-Pétersbourg. Le ministre Pérovsky lui avait parlé du jeune bureaucrate, et la princesse avait demandé à l’oncle de Milutine, le comte Kisselef, alors ministre des domaines, de lui présenter son neveu. La belle-sœur de Nicolas se connaissait en hommes ; elle distingua vite Nicolas Alexèiévitch, et jusqu’à la mort de ce dernier, durant plus de vingt ans, elle lui témoigna une bienveillance qui ne se démentit jamais. La faveur dont jouissait Milutine au palais Michel ne pouvait manquer de faire des envieux. La petite cour, comme on disait dans le monde pétersbourgeois, n’était pas sans exciter les railleries et les médisances de la grande. Les calomnies n’épargnaient pas toujours la grande-duchesse elle-même, et la malveillance se permit des insinuations injurieuses sur les relations de Nicolas Alexèiévitch et de sa haute protectrice. Ces bruits ridicules, semés par la malveillance et répandus par des natures basses ou frivoles, disposées à chercher partout le romanesque ou incapables de concevoir une sérieuse amitié entre personnes de sexe différent, étaient démentis par le caractère même de la princesse, femme toute tournée vers les choses de l’esprit, d’une imagination ardente et vive, mais d’un tempérament plutôt froid, et en tout cas au-dessus de tout vulgaire soupçon.

Les entretiens de la grande-duchesse et de Nicolas Alexèiévitch roulaient d’ordinaire sur les sujets les plus graves et les plus ennuyeux au point de vue mondain. Mettant sa gloire à s’intéresser à tout ce qui touchait sa patrie d’adoption, la grande-duchesse ne se laissait pas rebuter par les matières les plus arides. Administration, législation, économie politique, finances étaient des domaines