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Lanskoï, ministre de l’intérieur à un moment où le ministère avait à préparer l’émancipation, agit en pareille occurrence d’une façon qui fait le plus grand honneur à son caractère et à son patriotisme. Homme droit, modeste, sincèrement dévoué au bien public, il était justement effrayé de l’immensité de la tâche qui officiellement pesait sur lui. Pour l’étude de la grande réforme, il voulut s’assurer le concours d’un homme d’intelligence et d’énergie. Loin de redouter un mérite qui pouvait éclipser le sien, il s’adressa à Milutine, il lui offrit ce poste de ministre-adjoint qui devait assurer à Nicolas Alexèiévitch la haute main dans l’élaboration de l’affranchissement des serfs.

Ce choix, justifié au point de vue bureaucratique par vingt ans de service, ne fut pas ratifié sans difficulté. Milutine comptait déjà de puissans ennemis ; déjà il s’était fait une réputation d’indépendance et de libéralisme qui, pour plusieurs hauts personnages, faisait de son nom une sorte d’épouvantail. A l’heure même où son ministre pensait à se l’associer officiellement, Milutine, en butte à de violentes attaques, se voyait un moment sur le point de quitter le service public.

Ici se place un épisode peu connu qui éclaire d’un jour singulier les mœurs politiques et la carrière de Milutine. Nous avons dit en passant que, sous le règne précédent, il avait été le principal rédacteur du statut sur la douma ou municipalité de Saint-Pétersbourg. Cette première réforme, où l’on voit déjà percer ses tendances libérales avec ses principes égalitaires, avait naturellement fait des mécontens et donné des ennuis au jeune directeur du ministère de l’intérieur. Jusqu’en 1846, en dépit de quelques formes de self-government importées sous Catherine II, les affaires municipales se trouvaient entièrement entre les mains des gouverneurs locaux et de leurs employés. Les villes étaient en fait taxées à volonté par la bureaucratie, qui ne rendait aucun compte des sommes perçues par elle. Les abus étaient tels à Saint-Pétersbourg même que, malgré son peu de goût pour les innovations, l’empereur Nicolas avait cru devoir y mettre un terme. Milutine, sur qui était retombé ce travail, avait cherché à introduire dans la capitale une sérieuse autonomie administrative. Par là ce bureaucrate de profession donnait d’avance un démenti à ceux qui si souvent l’ont représenté comme épris du despotisme bureaucratique. D’après le statut élaboré par ses soins, les affaires urbaines étaient débattues par les élus de la population, pris à la fois parmi les marchands patentés et parmi les gentilshommes propriétaires dans la ville. La nouvelle organisation se heurtait également à l’incurie des marchands et à leur ignorante négligence pour des intérêts qui avant tout étaient les leurs, aux préjugés et à la paresse de la noblesse,