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était et reste encore une des constantes difficultés de la Russie. En réalité cependant, alors comme aujourd’hui, cette disette d’hommes était peut-être plus sensible aux rangs inférieurs ou secondaires de la hiérarchie bureaucratique qu’au sommet, plus sensible surtout à la cour que dans la société. Le vaste empire, les événemens même allaient bientôt le montrer, possédait les élémens d’un haut personnel administratif ; le malheur devait être que, parmi les ouvriers des grandes réformes, beaucoup, et non les moindres pour le talent et le caractère, allaient, comme Milutine lui-même, être congédiés avant d’avoir terminé leur œuvre ou, comme Milutine encore, être usés prématurément en d’ingrates besognes.

Ce ne sont pas toujours les hommes qui manquent en Russie, c’est le système en usage pour le recrutement des hauts fonctionnaires qui est peu favorable au mérite. Et ici je ne veux pas seulement faire allusion aux exigences du tableau des rangs et du tchine, qui, en classant militairement tous les fonctionnaires civils d’après leur grade et leurs états de service, semblent avoir pour but la création d’une sorte de mandarinat intéressé à la routine. Avec le système en vigueur, l’avancement au choix n’est pas toujours plus éclairé que l’avancement à l’ancienneté. L’intelligence et l’instruction, la supériorité naturelle ou acquise est pour les chefs hiérarchiques qui en peuvent prendre ombrage autant un motif de défiance et de suspicion qu’un titre de recommandation. Un Russe, quelque peu humoriste, qui connaissait bien les ressorts habituels du mécanisme bureaucratique, disait qu’en Russie le gouvernement devait fatalement tomber un jour des mains des incapables aux mains des idiots. Voici comment il justifiait cette boutade. À Saint-Pétersbourg, chaque ministre a près de lui un assistant ou adjoint (tovarichtch) qui le plus souvent devient à la longue ministre à son tour. Or d’ordinaire les ministres en fonctions cherchent un adjoint dont les talens ne puissent leur inspirer de jalousie ; une fois parvenu au premier rang, ce dernier fait naturellement de même, en sorte que le niveau des hauts fonctionnaires, le niveau du personnel ministériel en particulier, semble destiné à s’abaisser progressivement de titulaire en titulaire, pour descendre peu à peu de la médiocrité à l’incapacité. Les choses se passeraient ainsi en effet si, par bonheur pour l’empire, les calculs égoïstes des hommes en place n’étaient souvent déjoués par les intrigues de leurs concurrens et par l’intervention du souverain qui, au risque de compromettre l’unité des services, impose parfois à ses ministres des collaborateurs dont ils n’eussent pas fait choix.