comme de sa dernière ressource, d’un livre qu’il achève de composer dans le paroxysme de ses colères et qui n’était, en effet, qu’un long cri de douleur et d’indignation. Nul éditeur n’osait l’accepter ; il était trop dangereux à publier.
Je paie cher tous les jours, écrit-il à cet ami, la malheureuse vocation qui m’a poussé à prendre la plume dans un temps comme celui-ci et en dépit de la triste évidence depuis si longtemps manifeste pour moi. Si à ces déboires inévitables pour quiconque veut rester fidèle à ses convictions et n’est pas né avec une grande fortune, on ajoute celui de ne pouvoir pas exprimer sa pensée, on arrive à une combinaison d’amertume, de colère et d’humiliation qui forme un des supplices les plus complets qui aient jamais été imaginés… Le livre où je me suis donné un mal infini pour faire entendre ce que personne n’ose dire ne peut pas paraître, à cause de la guerre, et, cette raison écartée, il ne le pourra probablement pas à cause de son sujet même, et tous les journaux où j’aurais pu écrire me sont fermés à l’unanimité. À vrai dire, je le regrette peu. Quelles idées aurais-je eu le droit d’y exprimer ? Beau et glorieux résultat ! Pas même la consolation de pouvoir se faire exiler, ou, comme à d’autres époques, de se faire envoyer à la guillotine en dénonçant la tyrannie au mépris et à l’indignation des siècles ! Qui oserait imprimer un mot de blâme à l’heure qu’il est (juin 1859) ? Tu me par les de censure. Que m’importe celle des tribun aux et de tous les supports de cet infâme régime ? Il n’y en a qu’une que je redoute, c’est celle de l’imprimeur.
À peu près à la même époque, Lanfrey écrivait à sa mère : « Cette dernière tentative est d’une immense importance pour moi, parce que je m’adresse cette fois au gros du public qui ne me connaît encore que de nom. C’est ma campagne d’Italie. Si je ne réussis pas, ce qui est à craindre, à cause des circonstances actuelles, il ne me reste plus qu’à briser ma plume. Adieu, chère mère, ne m’abandonnez pas encore ; soutenez-moi jusqu’au bout. La guerre aura au moins un bon résultat pour nous, celui de nous faire Français. »
Cependant un éditeur plus hardi que les autres s’était enfin rencontré, et Lanfrey allait pouvoir tenter « sa campagne d’Italie. » Par un caprice bizarre de la fortune, ce furent, comme nous le raconterons prochainement, les Lettres d’Éverard écrites au quart d’heure de la plus sombre misanthropie qui attirèrent sur le jeune écrivain, alors si complètement abattu, la vogue et la faveur qui, jusqu’à ce jour, lui avaient plutôt fait défaut.
Cte D’HAUSSONVILLE.