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cette époque, Milutine eut en aversion tous ces comités secrets qui, n’étant pas soutenus par l’opinion publique, n’osent rien entreprendre contre les influences de cour. Aussi, lorsqu’après la guerre de Crimée, l’heure de l’émancipation vint enfin à sonner, fit-il tous ses efforts pour donner aux travaux préparatoires le plus de publicité possible ; il sentait que c’était le meilleur moyen de lier le gouvernement et en cas d’hésitation de lui couper toute retraite. C’est pour cela que sous Alexandre II il n’épargna rien pour engager publiquement l’autorité, pour la compromettre même si l’on veut et lui interdire tout recul[1].

En moins bienveillans rapports avec le successeur de Pérovsky, M. Bibikof, Nicolas Alexèiévitch se retrouva bientôt en intime liaison et en habituelle conformité d’opinion avec M. Lanskoï, appelé au ministère en 1855 lors de l’avènement de l’empereur Alexandre II. Lanskoï avait dans sa jeunesse fréquenté les dékabristes, qui, en décembre 1825, à la mort d’Alexandre Ier, avaient tenté de s’opposer à l’avènement de Nicolas et d’installer en Russie un gouvernement constitutionnel. De ses relations avec les conspirateurs de décembre, Lanskoï gardait, après trente ans, des convictions libérales et des penchans réformistes. Par malheur, il avait près de soixante-dix ans lorsque fut soulevé le grand problème de l’émancipation ; soit faiblesse de l’âge, soit plutôt lassitude ou indolence naturelle, manque d’initiative ou d’énergie, il eût plus d’une fois cédé aux menaces des adversaires de la réforme s’il n’eût été constamment soutenu par l’inflexible Milutine, dont il avait fait son principal conseiller, et bientôt son second et son associé officiel sous le titre d’adjoint du ministre (tovarichtch ministra). Aussi, dans toutes les luttes de ces premières années, si remplies et si agitées, du règne d’Alexandre II, les accusations et les colères des adversaires du ministre passaient-elles d’ordinaire par-dessus la tête blanche de Lanskoï pour aller frapper Milutine, regardé non sans raison comme le véritable inspirateur du ministère.

Cette période de 1856 à 1861 est, on le sait, une des plus curieuses et l’une des plus fiévreuses qu’aient traversées la Russie et aucun peuple. Moins les troubles de la rue et les désordres matériels, c’était une époque révolutionnaire avec toutes les illusions et les contradictions des esprits à de pareilles époques. En province comme à Pétersbourg, une réaction générale contre les trente années de despotisme qui avaient amené les défaites de Crimée et rendu inutile l’héroïsme des soldats paralysé par la corruption

  1. C’est à lui, nous assure-t-on, qu’on doit en grande partie la publication du fameux rescrit à Nasimof qui à l’improviste posa officiellement les bases de l’émancipation dans tout l’empire.