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Peu de temps après ce joyeux carnaval de Moscou, le futur homme d’état, à peine âgé de dix-sept ans, perdait sa mère, et cette mort mettait à nu la ruine de la famille. Comme il arrivait souvent alors, on avait jusqu’à la dernière heure vécu largement à Moscou et à la campagne. L’un des défauts du servage était de faire illusion aux propriétaires obérés, de leur masquer longtemps leur propre ruine. Il fallut vendre à l’encan le bien patrimonial situé dans le gouvernement de Toula. Élevé dans une trompeuse aisance, le jeune Nicolas Alexèiévitch, tout à coup sans fortune, dut subvenir à sa propre existence et à celle de son père. On était au milieu du règne de Nicolas, vers 1840 ; grâce à son oncle maternel, le comte Kisselef, alors ou depuis ministre des domaines, Milutine entra avant vingt ans au ministère de l’intérieur où il devait faire toute sa carrière, échelon par échelon, grade par grade, selon la hiérarchie du tableau des rangs. Cette carrière de tchinovnik fut toute bureaucratique, toute renfermée dans les chancelleries et les bureaux des ministères ; à nos yeux cela lui donne un intérêt de plus. On voit par cet exemple combien les conditions de la vie politique, ou pour mieux dire de la vie publique, diffèrent en Russie de ce qu’elles sont chez nous et dans la plupart des pays de l’Occident. C’est dans l’ombre silencieuse du cabinet, et dans la lourde atmosphère des massifs édifices de Saint-Pétersbourg que s’écoula toute la jeunesse de Milutine, sans autre témoin que l’œil de ses chefs, sans autre événement que les promotions du ministère. Dans cet obscur monde du tchinovnisme, où un esprit de discipline presque militaire éteint trop souvent toute personnalité, où les traditions bureaucratiques et le formalisme officiel engendrent trop fréquemment une routine favorable au triomphe de la médiocrité, Nicolas Alexèiévitch devait, en dehors d’une capacité de travail peu commune, se distinguer par deux qualités plus rares et plus dangereuses en Russie que partout ailleurs, par l’esprit d’initiative et par la trempe du caractère. En ce milieu où l’on parvient d’ordinaire par la flexibilité des manières, par l’élasticité des principes et l’indécision des vues, où la première condition de la fortune est moins l’intelligence des choses ou la pénétration des affaires que la connaissance des personnes et l’entente des intérêts particuliers, Milutine apportait, avec une intelligence singulièrement nette, un cœur résolu, une énergie patiente que rien ne rebutait, des convictions arrêtées et une inébranlable fidélité à ses convictions. Ces qualités, peu ordinaires dans un monde gouverné par l’habitude et l’intrigue, lui ont valu ses succès et ses déboires ; elles lui devaient attirer toutes les difficultés, toutes les inimitiés et les luttes qui ont donné quelque chose de dramatique