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en Russie. Pierre le Grand, qui se plaisait à envoyer des jeunes gens s’instruire à l’étranger, chargea un jeune Milutine d’aller à Lyon et en Italie étudier les manufactures de soieries. A son retour, le voyageur fut autorisé à élever une fabrique de ce genre, la première, semble-t-il, érigée en Russie. De là sans doute, dans le public, l’opinion que les Milutine étaient d’origine marchande. Le contemporain de Pierre le Grand fit de bonnes affaires et laissa une fortune considérable. Ses descendans, outre des terres à la campagne, possédaient de nombreuses maisons dans les deux capitales. Une rue de Moscou porte encore aujourd’hui, si je ne me trompe, le nom de Milutine ; et à Pétersbourg, le même nom avait été donné à une rangée de boutiques de la perspective Nevski (Milutinye Lavki).

Sous la nièce de Pierre le Grand, Anna Ivanovna, un Milutine fut, dit-on, appelé à une charge de cour dont le titre, bizarre pour nous, s’explique par le climat ; il fut nommé istopnik, c’est-à-dire chauffeur de poêle. Cette dignité tout honorifique, comme ailleurs les charges d’échanson ou de maître de la garde-robe, donnait aux titulaires libre accès auprès de la personne du souverain. Quoiqu’il en soit de ces origines, Nicolas Milutine, dont des esprits, enclins à voir partout des mobiles bas, ont attribué la politique à une jalousie de parvenu, se rattachait à la haute noblesse titrée par des alliances avec plusieurs des meilleures familles de l’empire. Nicolas et Dmitri Alexèiévitch descendaient par les femmes des comtes Kisselef et des princes Ouroussof. Dans ce pays où, grâce aux mœurs de cour, la protection et le népotisme ont d’habitude tant d’empire, cette proche parenté avec les Kisselef semble cependant avoir eu peu d’influence sur la carrière des deux frères.

Au moment où vinrent au monde les enfans qui devaient illustrer le vieux nom serbe, la fortune de leur famille, mal administrée depuis longtemps, était déjà bien réduite. Les Milutine possédaient cependant encore une terre et des serfs ; comme beaucoup de propriétaires endettés, ils continuaient à mener un certain train, et c’est dans sa famille, durant son adolescence, par le spectacle même qu’il avait sous les yeux, que Nicolas Alexèiévitch conçut la première idée de l’émancipation des paysans. Il le disait lui-même quelques semaines avant sa mort, un jour où il éprouvait un de ces mieux trompeurs qui, dans les maladies mortelles sont souvent un des signes précurseurs de la fin. A l’un des nombreux visiteurs qui, à Moscou, se pressaient autour de son fauteuil de paralytique, il racontait au commencement de 1872 comment, pour la première fois, il avait songé à l’émancipation des serfs. On était au mois de janvier, et ce jour-là il gelait très fort. Comme il arrive souvent, on parla du temps : « Ce froid, dit Milutine, me rappelle un incident de ma jeunesse, insignifiant en lui-même, mais qui dans ma