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lança une lettre des plus vives contre les petits ridicules du jansénisme. On lui répondit, il répliqua, et la seconde lettre valait la première. Toutes les deux sont très piquantes, mais toutes piquantes qu’elles sont, elles ne servent, si on les met en comparaison avec Pascal, qu’à faire éclater la supériorité de son génie. Je dirais volontiers qu’elles sont aux Provinciales ce que sont les Plaideurs aux comédies de Molière. Cela est plein d’esprit et de gaîté, mais cela ne fait pas grand mal. Que l’on mette en face de ces trois actes sur les ridicules de la justice une seule scène de Molière, celle où Scapin détourne Argante de plaider. Molière pénètre au fond des choses, et il n’a pas un mot qui ne morde ; tandis que la comédie de Racine est aussi innocente que charmante. De même dans ses Lettres Racine regimbe contre Port-Royal, mais au fond il l’aime et il le respecte ; il le dit fort bien lui-même à la fin de la seconde : « Il se pourrait faire qu’en voulant me dire des injures, vous en diriez au meilleur de vos amis. » Il l’a assez montré, puisqu’il a regretté la première Lettre et supprimé la seconde, qui n’a été connue qu’après sa mort. Racine donc, un moment piqué contre les maîtres de sa jeunesse, ne pouvait égaler Pascal châtiant les jésuites, et il fallait avoir des jésuites à châtier pour écrire les Provinciales[1].

Je terminerai par une réflexion : c’est que Pascal n’a eu d’autre force à employer contre les jésuites que sa conscience et son talent. Celles dont disposent les gouvernemens, c’est-à-dire les décrets, les expulsions, les rigueurs de toute espèce, dont les jésuites eux-mêmes usèrent contre leurs adversaires si durement et si impitoyablement, n’étaient pas à son service. Je ne l’en plaindrai pas ; je l’en féliciterai plutôt, car c’est lui qui s’est trouvé avoir les meilleures armes. Je crois qu’on peut y avoir confiance et que les Provinciales, qui ont si bien défendu dans le passé la liberté de l’esprit français, peuvent suffire encore aujourd’hui à cette défense. Qu’on les relise ; qu’on y ajoute, au besoin, des appendices ; mais qu’on n’oublie pas que le jésuitisme est chose qui ne peut être vaincue et détruite au dehors que si elle l’est d’abord dans les esprits : et on n’agit sur les esprits que par la parole, c’est-à-dire par la raison. La parole et la raison sont, je le crois, bien puissantes ; seulement elles n’ont toute leur puissance que dans le milieu de la liberté.


ERNEST HAVET.

  1. Ce mot de châtier m’est suggéré par Pascal lui-même : « Et les auteurs d’un écrit diffamatoire… sont condamnés par le pape Adrien à être fouettés, mes révérends pères, flagellentur, tant l’église a toujours été éloignée des erreurs de votre doctrine, » etc. N’est-il pas vrai que ce vocatif, mes révérends pères, ainsi placé entre deux virgules, fait tomber le fouet du pape Adrien sur leurs épaules mêmes ?