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bonne heure ; elle l’a mis aussi haut que possible, et cela pour les Provinciales aussi bien que pour les Pensées. Voltaire a dit cette fois ce qu’il fallait dire, et il n’y a qu’à répéter après lui : « Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées[1]. » En 1768, après la suppression des jésuites en France, il ajoutait cette phrase : « Elles ont beaucoup perdu de leur piquant lorsque les jésuites ont été abolis et les objets de leurs disputes méprisés. » On pourrait dire que depuis 1768 les jésuites ont reparu et qu’ils ont trouvé le moyen de rajeunir les Provinciales. Il est vrai cependant que, quoiqu’elles ne soient pas aujourd’hui moins admirées, elles sont lues moins avidement qu’autrefois. Aussi bien, il en est ainsi de tous les chefs-d’œuvre. Le plaisir de surprise que cause d’abord la nouveauté du talent et celle de certains effets s’use à la longue. Et puis nous sommes maintenant à plus de deux cents ans de Pascal et de son public, et il y a des choses que nous ne voyons plus comme ils les voyaient. Dans les premières Lettres, les débats sur la grâce ne nous touchent guère, et les discussions quasi juridiques des deux dernières moins encore. Dans les autres même, nous ne nous passionnons pas toujours de la même manière que Pascal. Nous sommes choqués de certains accens de fanatique ou de sectaire. Quand nous l’entendons parler sérieusement des sorciers et du diable (Lettre 8), cela nous fait peine. Nous nous attristons quand il se montre dupe du miracle de la sainte-épine et nous assure que la guérison de la petite Perier est la voix, même de Jésus-Christ, « cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature et qui console l’église (Lettre 16)[2]. » Tout cela sent encore le moyen âge, dont cette belle langue pourtant est déjà si loin. Pascal est un génie du. même ordre que Démosthène par la logique passionnée, mais Démosthène ne parlait pas théologie, et son éloquence est comprise des hommes de tous les temps.

Et cependant c’est bien un esprit nouveau qui souffle dans les Provinciales et qui leur a donné tant de puissance. Nul n’a plus contribué que Pascal à nous affranchir de ces influences du passé dont il n’est pas entièrement dégagé lui-même. Ce besoin de netteté et de lumière qu’il porte jusque dans la théologie, cette indépendance à l’égard de l’autorité même spirituelle, ce sentiment si vif du ridicule et cette antipathie à l’égard de la sottise et de la bassesse, cet amour profond du vrai et de l’honnête, voilà ce qui a fait des Provinciales un chef-d’œuvre tout à fait à part et une époque dans notre littérature. L’esprit français, après s’être éveillé avec tant d’éclat à la grande date de la renaissance, avait été arrêté dans son travail par les misères auxquelles le pays tomba en proie.

  1. Siècle de Louis XIV, chap. XXXII. (1756).
  2. Sur le miracle de la sainte-épine, voir mes Pensées de Pascal, t. I, p. LXXIII et CVIII.