Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quitter celle de prêtre ? Il voyait bien que cette manière d’écrire pleine de rencontres ingénieuses, où il excelle certainement et qui lui réussit à merveille, n’était pas autrement convenable à une personne sacrée, qui approche des autels, et que, s’il eût pris la qualité d’ecclésiastique (on voit qu’ils ont peine à croire qu’il ne le soit, pas), il eût été obligé, pour garder quelque bienséance, de parler un peu plus sérieusement, et d’abandonner le personnage qu’il fait le mieux, qui est celui de plaisant et de railleur (cela, est écrit avant la 14e Provinciale). Car il faut avouer qu’il sait mieux qu’homme du monde l’art du ridicule, et qu’il s’en sert avec toute la perfection qu’on peut souhaiter. Se peut-il rien dire de plus délicat que le pouvoir prochain de sa 1re Lettre, de plus surprenant que le mohatra de la 8e, de plus falot, que l’histoire de Jean d’Albe (6e Lettre), de plus nouveau ; que la simplicité de ce père jésuite, qu’il sait si bien entretenir, qu’il lui fait croire qu’il ne rit pas lorsqu’il fait rire tout le monde à ses dépens ? .. Or vous savez qu’un prêtre, un ecclésiastique, n’eût pas osé se donner cette liberté ; elle eût été plus indécente à sa personne, et n’eût été si bien reçue. » Cette page est évidemment d’un connaisseur en fait de style[1], et j’ajoute que l’observation qu’elle contient est excellente. J’ai déjà dit que l’esprit laïque est au fond des Provinciales ; mais il est aussi dans la forme et il en fait, le piquant. Cet enjouement, ce ton « cavalier, » comme dit Sainte-Beuve, qui enlève les esprits dès la première page de la première lettre, n’eût pas été possible à un prêtre. Il convenait au contraire à un homme qui, deux ou trois ans avant cette date, était encore un mondain, nullement dévot, se promenant en carrosse à quatre ou six chevaux, fréquentant le chevalier de Méré et faisant le galant auprès des dames[2]. Celui-là pouvait parler en grand public. Il était à l’abri de certaines habitudes d’esprit, qui mettent, quelquefois aux dévots de profession de véritables orbières, de manière à les empêcher de voir autour d’eux. Je lisais dernièrement, dans les mémoires manuscrits du docteur Hermant, ardent janséniste, un chapitre sur le père Bauny, de qui il est parlé plusieurs fois dans les Provinciales. Il relève tout ce que le zèle de Port-Royal a dénoncé de relâché et d’irréligieux dans la Somme des péchés de ce jésuite ; mais croirait-on qu’au milieu d’autres propositions suspectes, il

  1. Et d’un connaisseur si détaché, que je me demande si ce ne serait pas Bussy, qui avait, à ce qu’il paraît, commencé à travailler à une réponse aux Provinciales, pour le compté de P. Nouet, son confesseur. (Port-Royal, t. III, p. 151 (1re édition). On voit que le critique a été particulièrement touché du rôle de bon père jésuite, si heureusement créé et si habilement conduit. Tout l’art que Pascal a mis dans ce rôle a été expliqué supérieurement par M. Nisard, dans son Histoire de la littérature française (4e édit., t. II, p. 175 et suiv.)
  2. Voir mon édition des Pensées, t. Ier, p. CIV, CVII.