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sophistique grecque, dressés aussi à la discipline latine, chez qui les idées s’enchaînent savamment et s’ordonnent en systèmes. C’est quand ils travaillèrent sur les traits de passion de Paul que tout fut perdu, que la théologie fut faite et que l’esprit chrétien s’y trouva enchaîne pour jamais.

Les textes de Paul et ceux des pères, presque aussi sacrés les uns que les autres, arrêtaient comme des barrières, infranchissables les essais d’explication les plus plausibles. L’autorité surtout d’Augustin fut immense ; son travail infatigable, son génie subtil et passionné, le rendirent maître de tous les esprits. Les tentatives de Pelage ou de ses disciples contre la grâce, en faveur de la liberté, furent repoussées par lui avec une force qui rendit sa victoire décisive et sans retour. Sa parole fut souveraine dans l’église comme l’Écriture même, et voici une prière qu’un pieux abbé du moyen âge adressait à Dieu à la messe de la fête de Saint-Augustin et que Bossuet, en la citant, s’est appropriée[1] :

« Je vous prie, Seigneur, de me donner par les intercessions et les mérites de ce saint ce que je ne pourrais obtenir par les miens, qui est que, sur la divinité et l’humanité de Jésus-Christ, je pense ce qu’il a pensé, je sache ce qu’il a su, j’entende ce qu’il a entendu, je croie ce qu’il a cru, j’aime ce qu’il a aimé, je prêche ce qu’il a prêché. » Il aurait dit sans doute la même chose sur la question de la grâce[2].

On a vu déjà que Jansénius s’était couvert de ce patronage, et si ce grand nom ne suffit pas pour protéger son livre, il a suffi du moins pour empêcher l’église d’adopter la doctrine de Molina.

Et c’est là ce qui faisait la force du jansénisme, même parmi les gens du monde. Ainsi Mme de Sévigné écrivait à sa fille (9 juin 1680) : « Je lis des livres de dévotion, parce que je voulais me préparer à recevoir le Saint-Esprit… ; mais il souffle où il lui plaît, et c’est lui-même qui prépare les cœurs où il veut habiter ; c’est lui qui prie en nous par des gémissemens ineffables. (Rom., VIII, 26.) C’est saint Augustin qui m’a dit tout cela : je le trouve bien janséniste et saint Paul aussi. Les jésuites ont un fantôme qu’ils appellent Jansénius, auquel ils disent mille injures et ne font pas semblant de voir où cela remonte. » Et encore (14 juillet) : « Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin ? Voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures comme le potier ; il en choisit, il en rejette : ils ne sont point en peine de faire des

  1. Gaudar, Bossuet orateur, 1867, page 101.
  2. Défense de la tradition et des saints pères, XII, 33, dans les Œuvres complètes, t. II, p. 325.