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Cette paix bienfaisante peut-elle être menacée à l’heure qu’il est par les affaires d’Orient, par ces éternelles affaires qui sont l’objet d’incessantes négociations entre les cabinets, de perpétuelles délibérations de la diplomatie ? Certainement cette question orientale peut ménager encore bien des surprises et tromper bien des prévoyances. Elle est tellement compliquée et confuse qu’on ne sait jamais bien ce qui en sortira. S’il y a pour le moment un danger, il est dans une politique qui semble être un mélange d’illusions et de calculs plus ou moins déguisés ; il est dans cette disposition assez curieuse et assez générale de l’Europe à croire qu’elle est absolument obligée de faire quelque chose en Orient et qu’elle peut le faire aujourd’hui sans trop de péril parce qu’elle agit d’un accord commun.

Il existe sans doute, cet accord, il s’est établi dans un congrès, et il a son programme dans un traité. Il s’est précisé davantage encore dans la conférence tenue il y a quelques mois à peine à Berlin, il s’est manifesté à Constantinople par des actes officiels de diplomatie, par des notes collectives au sujet du Monténégro et de la délimitation de la Grèce ou des réformes intérieures de l’empire ottoman ; maintenant l’accord paraîtrait aller plus loin. Les ministres anglais le disent, les chancelleries n’en font pas mystère, on se serait entendu pour faire paraître quelques forces combinées devant les côtes ottomanes, pour ce qu’on appelle une démonstration navale, dans l’espoir d’exercer une pression salutaire sur la Porte. Et après ? Évidemment il y a quelque chose de désagréable, de peu flatteur pour l’Europe à multiplier les notes, les protocoles et à se retrouver sans cesse en face de cette attitude passive, évasive que la Porte a opposée jusqu’ici à toutes les démarches ; où veut-on aller et que peut-on faire sérieusement ? Lord Hartington disait, il y a quelques jours à peine, dans le parlement, qu’il y avait en Orient de grands dangers pour la paix de l’Europe et que ces dangers tenaient à ce que la Porte ne remplissait pas les engagemens qu’elle avait pris. Il y a véritablement des mirages et un langage de convention particuliers à ces affaires d’Orient. En quoi la Porte est-elle coupable contre la paix de l’Europe et manque-t-elle à ses obligations parce qu’elle ne veut pas se laisser absolument dépouiller, parce qu’elle s’efforce de mesurer ses concessions, parce qu’elle refuse de livrer ses vastes territoires à la Grèce ? Comment l’Europe seule serait-elle innocente de tout, parce qu’elle est d’accord pour disposer, en vertu de sa prépotence, de la souveraineté et des territoires de la Turquie ? La vérité est qu’on s’est engagé dans une voie sans issue, que sous l’apparence d’une sorte d’accord européen il y a des divergences croissantes, des antagonismes profonds bien autrement menaçans pour la paix que toutes les résistances et les misères de la Turquie ; la vérité est encore qu’on peut aller devant Dulcigno, mais qu’on ne voit pas bien ce qu’on y fera et qu’on ne sait pas surtout si l’apparition des