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sont intéressées, elles n’ont à s’occuper ni des opinions ni des votes de leurs agens. Le rachat une fois prononcé, la politique, avec ses mobilités, ses suspicions, ses caprices, ses partialités, s’introduirait dans une administration où il s’agit après tout moins de l’orthodoxie républicaine que d’une aptitude spéciale. Et qu’on ne dise pas que c’est là une hypothèse gratuitement injurieuse pour les maîtres du jour : est-ce que l’exclusion pour cause d’opinion, les choix de parti, les épurations n’ont pas été érigés en système dans des services d’une nature aussi délicate que les chemins de fer ? Au fond même, si on voulait l’avouer, est-ce qu’on n’aurait pas eu cette idée du rachat pour avoir deux cent mille emplois de plus à donner et pour pouvoir disposer de cette armée nouvelle ?

Assurément, si sous d’autres régimes que nous avons connus un projet de ce genre se fût produit, les républicains sensés et éclairés n’auraient pas eu assez de foudres contre cette tentative usurpatrice de l’état, contre cette absorption menaçante de toutes les initiatives et de toutes les libertés privées. Ce qui eût été dangereux sous les autres régimes n’est pas devenu apparemment plus inoffensif sous la république : c’est toujours l’absolutisme, une sorte de communisme organisé. Politiquement, c’est donc la plus désastreuse des conceptions par toutes les conséquences qui peuvent en découler ; mais cette raison politique n’est peut-être pas encore à l’heure qu’il est la plus décisive contre une opération sur laquelle les chambres auront à se prononcer à la session prochaine.

Quelle est la condition première de ce rachat qu’on propose si légèrement, comme si c’était la mesure la plus simple du monde ? Il s’agit d’une opération qui touche non-seulement à tout le développement industriel, mais à la situation financière, à une des manifestations les plus vivaces du crédit de la France. Il s’agit de contrats à résilier, d’une propriété colossale à revendiquer, d’un nombre infini d’actionnaires et d’obligataires à désintéresser, d’un matériel immense à acquérir, et tout cela se solde nécessairement non plus par des centaines de millions, mais par des milliards. Il y a dix ans à peine, la France a jeté dans le gouffre ouvert par la guerre quelque chose comme 12 ou 15 milliards. Elle n’en a pas été épuisée sans doute ; elle a tout payé, elle a accepté tous les sacrifices, et elle porte encore, non sans peine parfois, mais avec une patriotique résignation, le poids de plus de 600 millions d’impôts nouveaux qu’elle a dû subir. Elle a suffi à tout par une merveilleuse vigueur réparatrice, et depuis on a même trouvé le moyen d’engager ses finances pour quelques milliards de plus dans les immenses travaux dont M. le président du conseil a pris l’initiative. Au total, la dette de la France a été portée depuis dix ans à un chiffre qui dépasse 20 milliards, qui court vers 25 milliards. Le budget annuel est de près de 3 milliards. Ce qu’on proposerait tout simplement