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autant de variétés de la maladie du siècle que nous aurons successivement étudié de malades. Tantôt elle nous apparaîtra sous la forme d’une espèce d’angoisse métaphysique et ce sera, comme dans Faust, le désespoir infini de ne pouvoir comprendre l’énigme du monde et de l’homme, le pourquoi de la naissance et le pourquoi de la mort, mais surtout le pourquoi de l’existence. Tantôt, comme dans Obermann, elle sera toute psychologique et, bien loin de procéder de l’ambition de l’intelligence, elle ne procédera que de la prédominance excessive de la sensibilité sur l’intelligence et de la concentration voulue de cette sensibilité sur elle-même. Tantôt encore, et c’est le cas des imitateurs, — imprudens mais sincères, — dont l’histoire n’a pas gardé le nom, ce sera la torture indicible de ceux dont les forces défaillent à réaliser le rêve et qui ont succombé sans gloire sous le sentiment de quelque disproportion exorbitante entre l’intensité de leur désir et la faiblesse de leur volonté. Entre toutes ces formes s’il y a quelque chose de commun, ce n’est rien que de vague, de confus, de flottant, — sauf toutefois un trait, à savoir la réalité de la souffrance.

Aussi n’est-il pas anti-littéraire seulement, mais il est inhumain de n’avoir pour ces souffrances que des paroles dures. On aura beau, comme M. Charpentier, inventer des définitions singulières et parler de prétendues maladies, qui seraient des maladies et qui d’ailleurs « laisseraient subsister le libre arbitre, » il sera toujours cruel de disputer ses immunités à la souffrance. Mais lui discuter le droit de faire entendre sa plainte, et regretter, au nom d’une morale trop étroite, que les Rousseau, les Goethe même, les Chateaubriand, les Byron, les Musset et les George Sand aient poussé les cris immortels que leur a jadis arrachés la douleur, c’est plus que de la cruauté, c’est de la barbarie. Je sais bien que les intentions de M. Charpentier étaient bonnes. J’ai dit et je répète qu’il a donné d’ailleurs à ces illustres malades les meilleurs conseils, comme d’opposer « au célibat corrupteur le mariage et la vie de famille, » ou encore « le bon sens pratique aux subtilités d’un scepticisme énervant. » Je ne. vois pourtant pas très clairement les bons effets du mariage sur un Byron et je ne sais jusqu’à quel point on apprend aux sceptiques quelque chose de bien neuf en les invitant à croire.

Facile omnes, quum valemus, recta consilia ægrotis damus.


Mais si j’en juge par de certains exemples, et quand on veut toucher à de certains sujets, ne serait-ce pas un malheur quelquefois que de se porter trop bien ?


F. BRUNETIERE.