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plonge, à peine depuis quelques secondes a-t-il touché le fond, les oreilles lui tintent, et s’il ne remonte promptement à la surface, il va rendre le sang, alors saisissant et ramassant dans son filet ce qu’il peut, il ne rapporte souvent qu’une confusion de coquilles et pas une perle : ainsi ces mélancoliques explorateurs d’eux-mêmes, pour une perle qu’ils ont entrevue, quels fonds de vase n’ont-ils pas dû remuer ; et de leur découverte, quel dégoût et quelle souffrance en même temps que quel orgueil n’ont-ils pas ramené ? Trois sortes de gens ont une triste idée de la nature humaine : les vieux magistrats, les confesseurs et les moralistes ; j’entends les La Rochefoucauld, les La Bruyère et les Swift. Les poètes en ont une plus triste encore ; c’est qu’ils expérimentent résolument sur eux-mêmes, ils sont le sujet et l’objet à la fois, le sacrificateur et la victime en même temps.

.....C’est ainsi que font les grands poètes,
Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans[1].

Ajoutez ici, si vous le voulez, les conditions nouvelles, non plus de la vie matérielle, mais de la vie intellectuelle, et joignez à ces vers célèbres d’Alfred de Musset cet aveu de George Sand : « Les ambitions ont pris un caractère d’intensité fébrile ; les âmes surexcitées par d’immenses travaux ont été éprouvées tout à coup par de grandes fatigues et de cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l’intérêt personnel, toutes les puissances de l’égoïsme, tendues et développées outre mesure, ont donné naissance à des maux inconnus auxquels la psychologie n’avait point encore assigné de place dans ses annales. » C’était au plus fort de la crise du siècle qu’elle écrivait ces mots, et c’était ici même[2], et c’était justement à propos d’Obermann. Nous ne commenterons pas ces paroles, ce serait revenir par un détour à l’analyse de ces causes générales que nous avons d’abord éliminées de cette rapide esquisse. Il en est une toutefois dont nous ne saurions omettre, d’indiquer l’influence et le contre-coup psychologique sur la littérature du siècle ; c’est l’action du génie étranger sur le génie français.

Nous ne voulons rechercher ni par quelles œuvres l’Angleterre et l’Allemagne ont agi plus particulièrement sur le génie français ; quoi que ce fût un sujet d’autant plus propre à tenter la critique qu’il est presque, entièrement neuf. Il s’est constitué, depuis tantôt un siècle, une littérature européenne, dans les chefs-d’œuvre de laquelle il serait

  1. Goethe a bien osé dire : « Chacun de nous a quelque chose dans sa nature qui, s’il le disait ouvertement, ne manquerait pas d’exciter la répugnance. »
  2. En 1833.