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écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. » Voilà le grand mot. Il écrit par passion, c’est-à-dire passivement, dans le sens où son génie le pousse. Il ne lui importe pas que ses idées soient justes, il suffit qu’elles soient siennes. Aussi est-il le premier qui se soit avisé que l’analyse et la peinture de soi-même étaient une matière suffisante pour le poète.

Au XVIIe siècle, le moi est haïssable. C’est à peine si l’on supporte le peu de révélations, non pas même sur sa vie privée, mais sur ses goûts, et sur l’histoire de son esprit, qu’il y a dans les Essais de Montaigne. « C’est une vanité, et une vanité ridicule et indiscrète à Montaigne de parler avantageusement de lui-même à tous momens. Mais c’est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts. » Voilà l’opinion de Malebranche. A dater de Rousseau, ce sont les secrets les plus intimes que l’on ne craindra pas de livrer à la curiosité publique. La littérature désormais devient autobiographique. Dans l’œuvre de Corneille, il y a des Rodrigue, des Camille, des Auguste, des Polyeucte, des Pauline ; dans l’œuvre de Molière, il y a des Arnolphe, des Tartuffe, des Alceste, des Harpagon ; dans l’œuvre de Racine il y a des Hermione, des Andromaque, des Agrippine, des Phèdre, des Athalie. Dans l’œuvre de Rousseau il n’y a que Rousseau, comme il n’y a que Chateaubriand dans l’œuvre de Chateaubriand, comme il n’y a que Byron dans l’œuvre de Byron. — « Le moi, — disait une personne qui connaissait bien Byron, quoiqu’elle n’ait pas laissé de le calomnier, lady Byron elle-même, — est le principal mobile de son imagination : aussi lui est-il difficile de s’enflammer pour un sujet avec lequel son caractère et ses intérêts ne s’identifient point ; mais en introduisant des incidens fictifs, en changeant de scène ou d’époque, il a enveloppé ses révélations poétiques dans un système impénétrable. » La pénétrante analyse d’une femme blessée au cœur complète ici les aveux de Rousseau. Incidens fictifs, — ce sont ces inventions mélodramatiques dont la littérature du milieu de ce siècle a débordé. Changement de scène, — c’est ce sentiment profond de la nature dont la poésie de notre temps s’est imprégnée jusqu’au panthéisme. Changement d’époque, — c’est cette passion de la couleur locale dont nous commençons à revenir. Mais vous voyez que rien de tout cela n’empêche cette littérature d’être dans son fonds autobiographique, personnelle, subjective. Il faut l’avouer, quelque part où le poète plante le décor de son œuvre, il est et reste centre.

Ce n’est pas à dire que l’œuvre en elle-même soit moins intéressante. Ce n’est pas à dire surtout qu’elle soit d’une psychologie moins neuve. Au contraire ! Descendre ainsi jusque dans les plus obscures profondeurs du moi, c’était en fait sonder toute une partie de la nature humaine jusqu’alors presque inexplorée. Mais comme le pêcheur de perles, lorsqu’il