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sortir de l’humanité que de vouloir sortir de la médiocrité. La vraie grandeur ne consiste pas à en sortir, mais au contraire à y rester. » Là est toute la morale, toute la psychologie, toute la rhétorique du XVIIe siècle. Le plus grand dérèglement de l’esprit, pour un homme du XVIIe siècle, c’est de donner dans le « sens individuel, » à plus forte raison d’y abonder. L’idéal qui règle la méditation et l’action, c’est un développement harmonieux de toutes les facultés. Ni l’imagination ne doit avoir le pas sur la raison, ni la raison ne doit étouffer l’imagination. Il est également réputé mauvais de suivre toujours l’impulsion naturelle de la sensibilité et de ne s’y abandonner jamais. Toutes nos facultés nous ont été données pour nous en servir. Il faut trouver entre elles un « tempérament, » une « juste médiocrité. » On n’est pas un habile homme parce que l’on est tout sensibilité, tout imagination ou tout raison, mais on est un habile homme parce que l’on sait faire appel à la raison où il faut, à l’imagination quand il faut, et à la sensibilité comme il faut. C’est l’accord parfait de la sensibilité, de l’imagination et de la raison qui fait la suprême beauté, la beauté classique d’une Provinciale de Pascal, d’une comédie de Molière, d’une fable de La Fontaine, d’une tragédie de Racine, de l’Oraison funèbre du prince de Condé. Et si, par hasard, vous vous fussiez plaint que cette discipline étroite bornât votre liberté, on vous eût nettement répondu : « Ce n’est pas s’opposer à un fleuve, ni bâtir une digue en son cours pour rompre le lit de son eau que d’élever des quais sur ses rives pour empêcher qu’il ne se déborde et ne perde ses eaux dans la campagne ; au contraire, c’est lui donner le moyen de couler plus sûrement en son lit et de suivre plus certainement son cours naturel. »

Il a continué de survivre quelque chose de cet idéal jusque dans le milieu du XVIIIe siècle. Voyez Voltaire ! Fut-il jamais créature plus irritable, plus excitable, moins maîtresse d’elle-même en apparence et plus à la merci de son premier mouvement, « d’une structure mentale plus fine, » ou « composée d’atomes plus éthérés et plus vibrans[1] ? » Connaissez-vous pourtant une fortune littéraire administrée plus habilement ? mais surtout, à la prendre dans son ensemble, connaissez-vous une œuvre mieux équilibrée ? Voltaire, — en ce sens et quelles que soient d’ailleurs les différences profondes, — reste, au milieu de son siècle, le dernier grand homme du siècle précédent. Au contraire, pourquoi son rival de génie, de gloire et d’influence, pourquoi le citoyen de Genève est-il le représentant de l’esprit nouveau ? Précisément en ce que, si jamais homme au monde abonda dans son « sens individuel, » c’est Rousseau. « On s’imaginait, dit-il quelque part, que je pouvais

  1. Expressions de M. Taine, dans le premier volume des Origines de la France contemporaine.