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que cela, repart le chœur des pharisiens. Eh bien ! s’il n’avait pas abusé de la vie, il n’en serait pas dégoûté ! Est-ce que nous en sommes dégoûtés ? S’il n’avait pas abusé des plaisirs, il n’en serait pas rassasié ! Est-ce que nous en sommes rassasiés ? Non, sans doute, vous n’êtes ni rassasiés ni dégoûtés. C’est que vous n’aviez pas reçu d’en haut ce don fatal, cette rare et redoutable faculté de vivre en un quart d’heure une vie tout entière et d’épuiser dans une seule expérience toute la douleur ou toute la volupté. Mais eux, c’est en quoi précisément ils sont poètes. Ils vivent comme tout le monde et sentent comme personne. C’est leur misère, mais c’est leur grandeur. Étonnez-vous après cela qu’ils aient familièrement le désespoir dans le cœur et le blasphème à la bouche.

Dirai-je qu’ils sont malades ? Ce sera comme vous le voudrez, ou plutôt comme vous l’entendrez. « L’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité n’est bon. C’est la pluralité qui a établi cela et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. » Lorsque le poète, — Rousseau, Byron ou Chateaubriand, — découvrant quelque côté jusqu’alors mal connu de l’humaine nature, exprime quelque sentiment dont la nouveauté nous étonne, nous nous écrions d’abord que ce sentiment n’est pas dans la nature humaine. En effet, il n’est pas dans la nôtre, ou du moins il n’y est qu’à l’état vague et confus de malaise intérieur, et nous ne l’y avions pas aperçu. Si donc toutes les fois qu’on dépassera les têtes vulgaires, on est malade ; si toutes les fois qu’on découvrira dans les profondeurs de soi-même quelque chose qui n’est pas en tout le monde, on est malade ; si toutes les fois qu’on souffrira de sa douleur au-delà de ce qu’il est convenu qu’on en doit souffrir, on est malade ; oui, les Jean-Jacques, les Byron et les Chateaubriand sont malades. « Des êtres singulièrement constitués doivent nécessairement s’exprimer autrement que les hommes ordinaires. Il est impossible qu’avec des âmes si différemment modifiées ils ne portent pas dans l’expression de leurs sentimens et de leurs idées l’empreinte de cette modification. »

Et telle est bien, pour le dire en passant, l’erreur où quelques médecins ont donné quand ils ont émis ce surprenant aphorisme « que le génie n’est qu’une névrose. » Car, comme ils se disaient qu’en la place de Jean-Jacques ou de Byron, ils n’eussent assurément pas ressenti pour des maux si vulgaires de si sensibles atteintes, — ils accumulaient bien au courant de leur thèse force observations médicales, — mais au fond ils les déclaraient fous d’avoir fait tant de bruit pour rien. Ils ne réfléchissaient pas que, n’y ayant rien d’un homme à un autre homme, ou dans le même homme selon les circonstances, qui soit plus divers que les sensations, plus variable que les sentimens, plus mobile et changeant que l’imagination, on n’est pas