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le démenti sanglant donné par la brutalité des faits aux rêves d’or de la philosophie du XVIIIe siècle. Mais justement je doute que vous trouviez que Rousseau, ni Goethe, — cela va sans dire, puisque la Nouvelle Hèloise est de 1760 et Werther de 1775, — ni Chateaubriand, ni Byron, en aient été particulièrement affectés.

Il faut donc descendre à des causes plus spéciales et chercher un commencement d’explication dans l’analyse même de l’organisation et du tempérament de l’artiste ou du poète. Car, il faut bien en convenir, l’artiste ou le poète ne sont pas créatures tout à fait semblables au commun des mortels. Rousseau, Goethe, ou Byron ne sont pas précisément des garçons horlogers, des conseillers de cour ou des pairs d’Angleterre qui prendraient la plume, à leurs momens perdus, pour se délasser, comme on prend sa canne, après avoir fermé boutique ou comme on demande sa voiture pour « aller faire un tour de promenade. » Mais ils ont leur organisation de poètes, c’est-à-dire la fibre plus délicate, plus nerveuse, plus irritable ; les sens plus fins ; l’imagination plus forte. Telles impressions qui glissent sur notre épiderme plus grossier pénètrent, retentissent et se prolongent plus profondément en eux pour s’y multiplier d’elles-mêmes. Ils sentent ce que nous ne sentons pas. Ajoutez que « la manière, et non la réalité des choses, suffit pour remplir toute la capacité de leur âme : parce que, les moindres objets produisant de grands mouvemens dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent par une suite nécessaire dans leur âme des sentimens assez vifs et assez grands pour l’occuper tout entière. » C’est pourquoi de très vulgaires contrariétés les atteignent aux sources mêmes de la vie. C’est pourquoi des accidens insignifians aux autres hommes leur sont d’irréparables malheurs. C’est pourquoi vous êtes envers eux souverainement injuste si vous comparez leurs souffrances aux souffrances du vulgaire.

Eh oui ! si vous ne regardez qu’à la superficie des choses, il pourra bien vous sembler que ni Jean-Jacques, ni Byron, ni tant d’autres n’ont été si malheureux, ni si maltraités par le monde, ni si cruellement persécutés par le sort. Si Rousseau, dans ses Confessions, note, presque involontairement qu’à partir de tel jour il a cessé de connaître la faim, vous pouvez répondre en effet, avec l’autorité du bon sens et l’inhumanité du pharisien, qu’il y a de par le monde quantité de misérables qui passent leur vie tout entière uniquement à combiner des moyens de se défendre de la faim, et qui ne remplissent pas pour cela l’univers de leurs lamentations. Maintenant c’est Byron qui, par la bouche de Conrad, de Lara, de Manfred, répand, avec cette abondance de sarcasmes que nul n’a surpassée, son mépris et ses malédictions sur le monde. Quoi ? Que lui est-il arrivé ? Quelles épreuves extraordinaires a-t-il bien traversées ? Quelles tortures nouvelles a-t-il subies ? Il est fatigué de vivre et il meurt du dégoût d’exister. Voire ! ce n’est