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que s’il le pouvait il anéantirait René. Si ce vœu était sincère, il doit lui en être tenu compte. » Mais quelle insensibilité de puritanisme pour ne découvrir dans Musset tout entier que « des aspirations insuffisantes vers le bon et vers le vrai ? » ou quelle froideur et quelle barbarie d’impitoyable justicier pour ne voir dans Lélia qu’une « triste spéculation de l’auteur sur la crédulité et la sympathie de trop faciles lecteurs ? » Évidemment il en a dû trop coûter à M. Charpentier d’écrire ces choses, et d’autres semblables ; pour que nous insistions. Aux dieux ne plaise que nous ajoutions par d’inutiles reproches aux remords de sa conscience littéraire ! et contentons-nous de dire que son livre est un livre manqué. Non pas, si vous voulez, qu’il n’ait fait preuve d’une certaine connaissance de son sujet, — connaissance générale et pour ainsi dire extérieure ? — je ne crois pas cependant que personne s’étonne si je dis qu’il en a méconnu la vraie nature, — toute particulière et tout intérieure. Son grand tort est d’avoir cru qu’à force de morale on pouvait se tirer d’un sujet avant tout et peut-être uniquement psychologique.

Qu’est-ce que le mal du siècle ? Il serait difficile, mais heureusement fort inutile, de le définir ; On ne débute pas en physiologie par une définition de la vie, non plus qu’en psychologie par une définition de l’âme. Savoir, c’est connaître par les causes. Ce sont les causes du mal du siècle qu’il s’agit d’analyser d’abord : la définition viendra plus tard, ou elle ne viendra pas ; ce n’est pas une affaire.

Laissons de côté les causes générales. Elles ne prouvent ni n’expliquent rien, parce qu’elles expliquent et prouvent trop. Assurément la révolution profonde qui s’est accomplie dans les idées vers la fin du dernier siècle, et dont notre révolution française n’est rien que le plus dramatique épisode, n’a pu manquer d’avoir son retentissement et d’exercer son influence même sur ceux qui l’ont combattue, qui la combattent encore et qui la combattront. Connaissez-vous une curieuse parole d’Esquirol ? « L’influence de nos troubles politiques, dit-il quelque part, a été si profonde que je pourrais donner l’histoire de notre révolution, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la dernière apparition de Bonaparte, par celle de quelques aliénés dont la folie se rattache aux événement qui ont signalé cette période de notre histoire. » Lorsque la tempête trouble et bouleverse ainsi des intelligences qu’on peut considérer comme moyennes, quels effets n’admettrez-vous pas qu’elle puisse, qu’elle doive produire sur les imaginations fortes ? Seulement ce qu’Esquirol disait là de la révolution française, il était bien convaincu, et nous le sommes avec lui, qu’il eût pu le dire de la Réforme et des guerres de religion. A tout prendre, parmi ces causes générales et profondes je n’en vois vraiment qu’une qui fût de nature à précipiter les esprits dans ce doute incurable et dans ce désespoir sans issue qui sont un des caractères de la maladie du siècle : c’est à savoir